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vent dans les voiles. La terre était si proche que je pouvais apprécier la dérive par les rochers, et pendant quelques secondes ma respiration se trouva complètement arrêtée. Mais le John gouverna supérieurement, et prit bientôt de l’aire. Toutefois son avant ne frappa point le remous avant que nous eussions acquis une preuve effrayante de la force du véritable courant qui nous avait fuit redescendre presque jusqu’au banc de récifs, au vent duquel il était indispensable pour nous de passer. Marbre vit tout cela, et il me dit à l’oreille d’aller dire au cuisinier de transporter sur-le-champ le porc dans la chaloupe, cuit ou non. J’obéis, et j’eus à veiller l’écoute de la misaine pour ma peine, quand l’ordre fut donné de parer à virer.

Le contre-courant se montra un véritable ami, mais il ne nous avait pas portés beaucoup plus haut que l’endroit où nous avions jeté l’ancre, quand il devint nécessaire de virer de bord. Cette manœuvre se fit avec précaution, à cause de notre ignorance de la profondeur de l’eau, et le John présenta de nouveau son cap au large. Après avoir marché de l’avant pendant une courte distance, le grand hunier fut coiffé, et le bâtiment commença à dériver. Dans le temps voulu, il eut ses voiles remplies, et nous virâmes de bord de nouveau, tournés vers l’anse. La manœuvre fut répétée, ce qui nous mit sous le vent du banc de récifs, et dans la position où nous désirions être. Ce fut un moment d’anxiété terrible que celui où le capitaine Robbins se décida à lancer le navire dans le vrai lit du courant, et à courir au plus près le long des rochers. Le passage à travers lequel il nous fallait naviguer avant de pouvoir dépasser le récif le plus proche, avait tout au plus une encâblure de largeur, et le vent nous permettait à peine de la prendre à angles droits. La brise était si faible qu’il y avait presque à désespérer de faire quelque chose.

Le capitaine mit le navire dans le courant avec beaucoup d’adresse ; puis, l’instant d’après, la barre fut mise sous le vent. Sans l’action du courant dans une direction, par le bossoir de tribord, et la pression du contre-courant de l’autre, à bâbord, le navire aurait culé ; mais cette combinaison d’influences contraires le remit dans sa route, sans qu’il se trouvât d’une ligne sous le vent.

Maintenant était arrivé le moment de l’épreuve. Le John s’avança d’un ras ferme à travers le passage, favorisé peut-être par un peu plus de brise qu’il n’y en avait eu le matin. Marbre avait les lèvres vissées l’une sur l’autre, et ses yeux ne quittaient pas les ralingues du vent. Tout le monde retint son haleine, pendant que le bâtiment s’élevait sur les longues lames de fond, puis s’enfonçait lentement dans le creux de l’abîme. Nous doublâmes le premier récif sur une