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mes épaules. Toutes les cinq minutes je rendais une visite aux bossoirs, pour m’assurer que le câble tenait bien et que l’ancre ne bougeait pas ; et puis je regardais en haut pour voir si tout était à sa place : ce furent deux heures de félicité.

Le lendemain, vers dix heures, un dimanche, puisque, selon M. Marbre, on n’appareillait jamais que ce jour-là, tout le monde fut mis à lever l’ancre. Le cuisinier, le mousse du capitaine, Rupert et moi nous fûmes chargés de défaire les plis du câble, les barres demandant des poignets plus robustes que les nôtres. L’ancre fut néanmoins retirée sans peine, et Rupert et moi nous fûmes envoyés larguer le petit hunier. Rupert, je suis peiné de le dire, monta à la hune par le trou du chat, et je fis tout seul la besogne. Les voiles ne tardèrent pas à se déployer sur tout le bâtiment, et en regardant du haut des traversins du petit mât de hune, où je restai pour affaler les cargue-points, je vis que le navire abattait du côté du large, et qu’une forte brise nord-ouest gonflait ses voiles. Au moment où un ravissement inexprimable remplissait tout mon être de me sentir en route pour Canton, ce qu’on appelait alors les Indes, Rupert m’appela de la hune. Il me montrait un objet sur l’eau, et en me détournant je vis un bateau à cent pas du bâtiment : sur ce bateau était M. Hardinge qui, dans ce moment, nous aperçut. Mais toutes les voiles étant alors déployées, le John s’élança rapidement en avant, et je ne distinguai encore un instant mon tuteur que pour le voir debout, la tête découverte, les deux bras étendus, comme s’il nous suppliais de ne pas l’abandonner.

Je descendis à la hune, où je trouvai Rupert qui se cachait, l’air confus et effrayé. Quant à moi, je m’appuyai contre le mât, et je me mis à sangloter tout de bon. Cela durait depuis quelques minutes, lorsqu’un ordre du lieutenant nous appela en bas. Quand j’arrivai sur le pont, le bateau était déjà à une grande distance en arrière, et il avait évidemment renoncé à l’idée de nous rejoindre. Je ne saurais dire si la certitude de ce fait me causa plus de plaisir que de peine.


CHAPITRE IV.


Il y a dans les affaires humaines un courant qu’il faut savoir trouver. Quand on le rencontre et qu’on sait le suivre, on va droit à la fortune. Autrement tout le voyage de la vie ne se fait qu’au milieu d’écueils.
Shakespeare.


Quatre heures après le moment où je vis pour la dernière fois M. Hardinge, le bâtiment était en pleine mer. Il traversa la barre, et