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carrière, ont le plus de chances d’y réussir, et surtout que ceux qui commencent pauvres sont en meilleure passe pour s’enrichir que ceux qui commencent avec quelques ressources. J’étais moi-même assez disposé à partager cette dernière doctrine, quoique je ne pusse, je l’avoue, me rappeler aucun exemple d’une personne de ma connaissance qui ait renoncé à sa fortune, quelque considérable, quelque gênante qu’elle pût être, afin d’avoir des chances égales à celles de ses compétiteurs plus pauvres. Néanmoins il y avait quelque chose de séduisant pour mon imagination dans l’idée d’être l’artisan de ma propre fortune. À cette époque, il était facile de compter sur les rives de l’Hudson les habitations qui prenaient le nom pompeux de résidences, et je les avais entendu énumérer par ceux qui connaissaient bien le pays. J’aimais la pensée de construire sur le domaine de Clawbonny une maison qui pût être décorée du même nom, mais surtout après que j’aurais acquis par moi-même les moyens de mettre ce projet à exécution. À présent j’avais une maison ; mon ambition était d’avoir une résidence.

Rupert et moi nous envisageâmes notre grand dessein sous toutes les faces possibles pendant un grand mois, prenant tantôt une résolution, tantôt une autre, et enfin je résolus d’exposer toute l’affaire à nos deux jeunes compagnes, après leur avoir fait promettre solennellement le secret. Comme nous passions tous les jours des heures entières ensemble, les occasions ne manquaient pas. Mon ami ne goûtait que médiocrement cette idée ; mais j’avais tant d’affection pour Grace, et tant de confiance dans le jugement de Lucie, que je persistai dans ma résolution. Il y a aujourd’hui plus de quarante ans que cette grande conférence eut lieu, et je m’en rappelle tous les détails comme si c’était hier.

Nous étions assis tous les quatre sur un banc grossier que ma mère avait fait placer sous l’ombrage d’un chêne planté dans l’endroit peut-être le plus pittoresque de toute la ferme, et d’où l’on découvrait une des plus belles vues de l’Hudson. Notre côté du fleuve ne possède pas en général des vues aussi belles que celui de l’est, parce que tout notre arrière-plan de montagnes, si brisé et en même temps si magnifique parfois, complète le paysage pour nos voisins, tandis que pour nous le tableau est renfermé dans un cadre plus modeste ; mais il y a encore des endroits charmants sur notre rive occidentale, et celui-ci était un des plus délicieux. L’eau était unie comme une glace, et les voiles de tous les bâtiments en vue pendaient aux vergues dans un doux repos, représentant le commerce endormi. Grace sentait profondément les beautés de la nature, et elle exprimait alors