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marquée, et il sut s’arranger pour se placer à côté d’elle, pendant que le major s’occupait de la mère. Ces arrangements étaient naturels ; je devais m’y attendre, et pourtant ils me firent un mal que je ne saurais exprimer.

Je n’écoutais pas la pièce ; j’étais à méditer sur ma position, à l’égard de Lucie. Je me rappelais les jours de notre enfance, les diverses circonstances du départ et du retour, l’incident du médaillon, toutes les émotions si douces que j’avais éprouvées, et que j’avais crues partagées. Avais-je pu me tromper à ce point, et l’intérêt que la chère enfant m’avait témoigné n’était-il que la conséquence naturelle de son bon cœur, de l’habitude, comme l’insinuait si délicatement Rupert, pour ce qui le concernait ? Ensuite je ne pouvais me dissimuler que, maintenant, Lucie pouvait porter ses prétentions beaucoup plus haut. Tant qu’elle avait été pauvre, et moi riche, en comparaison, la différence de fortune compensait celle de position ; mais maintenant c’était une héritière, à la tête d’une grande fortune, tandis que je n’étais que dans l’aisance ; et puis enfin, toutes choses égales du reste, comment un pauvre marin, obligé de s’absenter si souvent, et ayant dû contracter un peu de la rudesse de son état, pourrait-il lutter contre une foule de prétendants de la ville, les uns, avocats de nom, paraissant un moment à leur cabinet, au sortir de leur déjeuner, puis se pavanant dans Broadway le reste du temps ; les autres, entièrement libres, comme André Drewett, n’ayant d’autres occupations que de toucher leurs rentes et leurs dividendes ? Plus je réfléchissais, plus mes chances me semblaient diminuer, et je me levai pour quitter le théâtre.

Et cependant, comment partir sans avoir vu au moins la figure de Lucie ? l’abnégation ne pouvait aller jusque-là. Je résolus donc de descendre au parterre, d’attacher un long regard sur la chère enfant, et de me retirer ensuite avec un souvenir durable de celle que j’avais tant aimée, et que je sentais que j’aimerais toujours.

Je trouvai une place où, sans être trop en vue moi-même, je pouvais distinguer aisément les six personnes qui occupaient le devant de la loge. Je m’arrêtai peu au major et à mistress Drewett ; cette dame avait l’air respectable, et était mise avec assez de recherche. Son apparition dans le monde remontait à l’époque de la révolution, et on s’en apercevait à quelque chose de légèrement martial dans le port de la tête, et de guindé dans ses manières. Quant au major, il semblait beaucoup mieux portant, et l’atmosphère de prévenances et de petits soins dans laquelle il vivait à New-York avait évidemment agi sur lui ; c’était aujourd’hui un personnage tout autrement impor-