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Nous nous séparâmes ; Rupert se dirigea à grands pas vers Broadway, et moi j’errai quelque temps à l’aventure. J’avais envoyé Neb s’informer si, par hasard, le Wallingford serait à New-York, et j’appris qu’il devait remettre à la voile le lendemain pour Clawbonny. Je me décidai à profiter de l’occasion ; car, sans ajouter une entière confiance aux allégations de Rupert, j’étais inquiet de la santé de ma sœur. Sans que je m’en aperçusse, mes pas m’avaient conduit sur le quai ; j’allai rendre une petite visite à l’Aurore, j’échangeai quelques mots avec Marbre, puis je revins à terre au bout d’une demi-heure. Par une sorte d’attraction secrète, je pris le chemin du parc, et bientôt je me trouvai à la porte du théâtre. Je me dis que Lucie n’était plus qu’en demi-deuil, qu’il n’était pas impossible qu’elle fût de la partie dont Rupert avait parlé. Je pris donc un billet, dans l’espoir de la voir, et je montai à l’amphithéâtre des secondes : si j’avais mieux connu les localités, c’est au parterre que je me serais placé, pour l’objet particulier que j’avais en vue.

Quoique la saison fût si avancée, la salle était pleine à comble ; Cooper faisait alors fureur. Le soin avec lequel il composait ses rôles, le naturel qu’il déployait, l’avaient fait triompher de tous ses rivaux, et il avait opéré une révolution sur la scène. Je n’avais pu trouver place sur le premier rang, de sorte que je ne voyais au-dessous de moi que les loges de côté, et encore imparfaitement. Je jetai un coup d’œil rapide, et j’entrevis bientôt les cheveux bouclés de Rupert ; il était assis près d’Émilie Merton ; puis venait le major, — s’il était colonel ou général, ce ne pouvait être que par une de ces promotions soudaines dont les salons de New-York sont si prodigues ; — et auprès du major était une dame, que je supposai être Lucie. Un tremblement convulsif me saisit, dès que je l’aperçus. Je ne voyais que le haut de sa figure, mais un mouvement qu’elle fit en se tournant vers le major me laissa entrevoir ce sourire ouvert, auquel je ne pouvais me tromper : c’était bien elle.

Il restait encore deux places sur le devant de la loge, la première banquette pouvant contenir six personnes. On ouvrit la loge, tout le monde se leva, et je vis entrer André Drewett, donnant le bras à une dame âgée que je sus ensuite être sa mère. Les places avaient été gardées pour eux, et la dame devait sans doute servir de chaperon, quoique les deux jeunes personnes étant l’une avec son père, l’autre avec son frère, il eût été convenu qu’on ne se rejoindrait qu’au théâtre. La vieille dame serra la main de Lucie avec empressement, mais du moins je n’eus pas le supplice de voir son fils accomplir la même cérémonie. Il se contenta de saluer, quoique avec une intention