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toujours deux rôles à la fois, pourvu qu’on le paie bien, celui de témoin et celui d’avocat. Il parlera pendant des heures entières sur des faits que lui et ses clients ont inventés entre eux, et tout le temps il aura l’air aussi convaincu que s’il disait la vérité.

Rupert ne manqua pas de rire de cette saillie, et il poursuivit l’avantage qu’elle lui donnait, en citant d’autres exemples pour prouver à quel point son père se trompait en croyant qu’on n’avait qu’à entrer dans le barreau pour sauver son âme de la perdition. Après que la discussion se fut prolongée un peu, Rupert, à ma grande surprise, en vint à proposer tout crûment de nous échapper, d’aller à New-York, de nous embarquer comme mousses à bord de quelque bâtiment frété pour les Indes : il en partait alors un grand nombre de ce port dans la saison convenable.

Ce projet me souriait assez quant à moi ; mais l’idée que Rupert m’accompagnât dans une pareille entreprise me faisait tressaillir. J’avais assez de fortune pour pouvoir à la rigueur aventurer quelque chose ; mais il n’en était pas de même de mon ami. Si plus tard je me repentais de ma démarche, je n’avais qu’à revenir à Clawbonny, j’y trouverais toujours plus que le nécessaire. Quant au danger moral, je n’y pensais pas. Comme tous les jeunes gens sans expérience, je me croyais assez cuirassé de vertu pour être invulnérable.

Mais Rupert était dans une toute autre position, et cette considération m’aurait arrêté, si je ne m’étais pas dit que je pourrais toujours venir à son aide. Comme, je laissai échapper quelques mots dans ce sens, Rupert ne manqua pas de s’en emparer, quoique avec beaucoup de tact et de discrétion. Il prouva que lorsque nous serions majeurs, il serait en état de commander un bâtiment, et que sans doute je voudrais placer sur un navire une partie de mes épargnes. L’accumulation de mes revenus pendant les cinq ans qui allaient s’écouler, suffirait et au delà, et alors une carrière de fortune et de prospérité s’ouvrirait devant nous.

— C’est une bonne chose, sans doute, Miles, ajouta ce dangereux sophiste, d’avoir de l’argent placé à intérêt, une grande ferme, un moulin, et le reste ; mais un navire rapporte plus d’argent en un seul voyage que n’en produirait la vente de tous vos biens. On dit encore que ceux qui commencent avec rien ont la plus belle chance de réussir ; en bien ! comme nous ne partirons qu’avec nos habits sur le dos, le succès est infaillible. J’aime cette idée de commencer avec rien : c’est si complètement américain, n’est-ce pas ?

C’est en effet un de ces préjugés propres aux États-Unis de supposer que les hommes qui n’ont pas le moyen de suivre telle ou telle