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expression de mécontentement se peindre sur ma figure, il ajouta immédiatement :

— Mais votre mère, Miles, n’entendait pas vous contraindre ; car elle savait que c’était vous qui deviez suivre cette carrière, et non pas elle. « Non, non, me disait-elle, je ne le forcerai pas plus sur ce point que s’il s’agissait pour lui de se marier. C’est lui qui doit décider en dernier ressort, et lui seul. Nous pouvons essayer de le guider, mais voilà tout. Enfin, mon cher Monsieur, vous ferez pour le mieux ; je m’en repose sur vous, certaine que votre sagesse sera éclairée par la lumière qui vient d’en haut. »

J’exprimai alors clairement à M. Hardinge mon désir de voir le monde et d’être marin. Cette déclaration confondit le bon ministre, et je vis qu’il était fâché. Je crois que quelques scrupules religieux étaient pour beaucoup dans sa répugnance à me voir embrasser cette profession. En tout cas, il était facile de voir que cette répugnance était profonde. À cette époque, peu d’Américains voyageaient dans le but de perfectionner leur éducation, et s’il y en avait, c’était dans une classe de la société si supérieure à la mienne, qu’il semblait absurde de ma part, même d’y songer. Ma fortune n’était pas non plus en rapport avec une pareille dépense. J’avais assez pour vivre honorablement, et aussi indépendant qu’un roi dans ma ferme ; mais ce n’était pas une raison pour se donner des airs de gentleman. C’eût été de très-mauvais ton en 1797. Le pays devenait riche rapidement, il est vrai, grâce aux avantages de sa position neutre ; mais il n’y avait pas assez longtemps qu’il était émancipé pour qu’on pût songer à faire le nabab avec huit cents livres sterling par an. L’entrevue se termina par une vive exhortation que me fit mon tuteur de ne pas abandonner mes études pour un projet aussi chimérique que celui de courir le monde en qualité de simple matelot.

Je racontai tout cela à Rupert, qui, pour la première fois et à mon grand étonnement, taxa quelques-unes des idées de son père de puritanisme et d’exagération. Il soutint que chacun était le meilleur juge dans sa propre cause, et que la mer avait produit tout autant de saints que la terre. Il n’était pas même certain que, toute proportion gardée, l’avantage ne fût pas en faveur de l’Océan.

— Prenez les avocats, par exemple, Miles, disait-il ; je voudrais bien savoir où vont se nicher leurs principes religieux. Ils louent leur conscience à tant par jour, et ils parlent et raisonnent avec autant de zèle pour le mauvais que pour le bon droit.

— Par saint George, vous n’avez pas tort, Rupert. Le vieux David Dockett, je l’ai entendu dire à M. Hardinge plus de vingt fois, fait