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plus digne de toute ma tendresse ; et elle pouvait être sûre que Clawbonny ne lui échapperait pas.

Le reste de la semaine se passa comme se passent la plupart des semaines à la campagne, pendant l’été. Me trouvant mal à l’aise auprès de Lucie, j’étais presque toujours dans les champs, prétextant la nécessité de commencer à m’occuper de mes affaires. M. Hardinge se chargea du major ; les deux vieillards ne tardèrent pas à se plaire beaucoup ensemble. Ils avaient tant d’idées en commun sur une foule de points, que ce résultat n’avait rien d’étonnant. D’abord tous deux aimaient l’église, — pardon, la sainte église épiscopale protestante. Il est si difficile dans ses vieux ans de s’accoutumer aux nouveaux mots appliqués à d’anciennes pensées ! — Tous deux ils n’aimaient pas Bonaparte ; — le major le détestait, mais mon tuteur ne détestait personne. Tous deux vénéraient Pitt, et tous deux croyaient que la Révolution française n’était que l’accomplissement de prophéties, par l’intervention du diable. Comme nous touchons à des temps qui peuvent amener des résultats importants, on pardonnera à un vieillard de chercher à éclairer la génération qui commence à entrer dans la vie active. En 1802, l’admiration pour M. Pitt, la haine contre Bonaparte, n’étaient pas des sentiments assez nouveaux aux États-Unis pour exciter l’étonnement. Quant à moi, comme la plupart des Américains qui allèrent sur le continent à cette époque d’agitation, j’étais prêt à dire avec le Mercutio de Shakespeare : — Maudites soient les deux maisons ! — car au fond, nous n’avions guère plus à nous louer de l’un que de l’autre. Toutefois l’esprit de parti, le plus inexorable, le plus effronté de tous les tyrans, ce fléau de la liberté américaine, quoi qu’on en dise, en décida autrement ; et pendant que la moitié de la république poussait des acclamations frénétiques en l’honneur du grand Corse, l’autre moitié était prête à saluer dans Pitt le ministre envoyé du ciel. C’était mon opinion individuelle que, pour la France comme pour l’Angleterre, il eût beaucoup mieux valu qu’aucun des deux héros n’eût jamais existé.

La conformité d’opinions entre le ministre et le major ne pouvait que cimenter de plus en plus leur amitié. Je vis qu’ils étaient au mieux ensemble, et que pour ce qui les concernait, le mieux était de laisser les choses suivre leur cours. À peine aurais-je songé à Émilie, si son souvenir ne s’était trouvé rattaché à celui de Rupert, et, par suite, au bonheur de ma sœur. Quant à Rupert, je ne pouvais oublier entièrement qu’il avait été l’ami, le compagnon de mon enfance ; et puis il avait le très-grand mérite d’être le frère de Lucie et le fils de M. Hardinge.