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l’appelait mon père. Grace et moi, nous n’avions jamais eu de conversation que je pourrais appeler sérieuse. J’étais trop jeune pour y penser avant mon départ, et l’occasion ne s’en était pas présentée depuis mon retour. Je n’étais pas encore bien âgé, et j’avais une défiance de moi-même incroyable pour un marin. J’éprouvais beaucoup plus d’embarras à commencer un entretien d’une nature délicate, que je n’en aurais eu à manœuvrer un bâtiment pendant une tempête. Sans cette mauvaise honte, je crois que j’aurais eu une explication franche avec Lucie, au lieu de me séparer d’elle, sous le portique, tout aussi peu avancé qu’auparavant. En outre, il y avait dans mon affection pour Grace quelque chose qui tenait du respect : sa candeur, sa pureté angélique, m’imposaient malgré moi, et j’étais toujours plus disposé à recevoir d’elle des conseils qu’à lui en donner. Ce fut dans la disposition d’esprit qui doit faire supposer l’existence de ces sentiments divers que je mis la main sur le loquet de bronze à forme antique qui fermait la porte du « triangle. »

En entrant, je vis ma sœur assise sur la causeuse, le dos tourné à la fenêtre ouverte, tandis qu’une légère expression de curiosité se peignait dans ses yeux. La dernière fois que j’étais entré dans cette salle, c’était pour jeter un dernier regard sur les traits pâles de ma pauvre mère, avant que le cercueil se refermât sur elle. Tous les souvenirs de cette scène déchirante se représentèrent en même temps à notre mémoire ; je m’assis à côté de Grace, je passai un bras autour de sa taille, je l’attirai à moi ; et, laissant tomber sa tête sur ma poitrine, elle se mit à pleurer comme un enfant. Je ne fus pas plus maître de mon émotion, et plusieurs minutes se passèrent dans un profond silence. Aucune explication n’était nécessaire ; je savais quelles étaient les pensées qui occupaient ma sœur, comme elle devinait les sensations qui m’agitaient. Enfin nous reprîmes un peu d’empire sur nous-mêmes, et Grace releva la tête.

— Vous n’êtes pas entré depuis dans cette salle, mon frère ? me dit-elle.

— Non, ma sœur. — Il y a de cela bien des années, surtout pour nous qui sommes encore si jeunes.

— Miles, vous n’abandonnerez pas Clawbonny, n’est-ce pas ? Vous ne détruirez jamais cette pièce consacrée ?

— Soyez tranquille, Grace. Mes idées se sont bien modifiées depuis quelque temps ; Clawbonny m’est plus cher que jamais, et les souvenirs qui s’y rattachent me deviennent plus chers à mesure que d’autres liens semblent se détacher et que de douces illusions s’évanouissent.