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étais humilié, confus, attéré. Je savais bien que Lucie était mieux apparentée que moi ; c’était un avantage que je lui avais toujours reconnu hautement ainsi qu’à Rupert, comme pour faire oublier notre différence de fortune ; mais jamais l’idée ne m’était venue que le frère ou la sœur pussent en avoir moins de considération pour moi. Partout, — et les États-Unis plus que tout autre pays, à cause des vicissitudes sociales qui y sont si fréquentes, — le monde présente des tableaux des luttes qui s’élèvent entre la grandeur déchue et la fortune croissante. Je craignais que Lucie, par suite de l’influence de mistress Bradfort et de la société nouvelle dans laquelle elle avait été transportée, n’eût appris à ne voir en moi qu’un capitaine de bâtiment de commerce, dont le père n’avait été rien de plus ; cette idée était poignante, et je résolus de l’observer avec un soin tout particulier pendant le peu de jours que je devais passer à Clawbonny.

Le lendemain matin tout le monde fut exact, et nous partîmes à l’heure indiquée. Les Merton parurent contents des rives du fleuve, et, comme nous avions le vent et la marée pour nous, nous débarquions au moulin dans l’après-midi même. On n’est jamais plus en train ni mieux disposé que lorsqu’on vient de fendre rapidement l’eau ; aussi Émilie était-elle d’une humeur charmante pendant que nous gravissions la colline qui s’élevait derrière le moulin. Je lui avais offert mon bras, comme le voulait l’hospitalité, tandis que les autres montaient chacun de leur côté. Je remarquai que Rupert n’offrit le bras à personne ; quant à Lucie, j’étais trop mécontent d’elle pour être poli. Nous fûmes bientôt arrivés à un point d’où l’on découvrait la maison, les prairies et le verger.

— Quoi, c’est là Clawbonny ! s’écria Émilie dès que je les lui montrai. En vérité, c’est une très-jolie ferme, capitaine Wallingford ; c’est bien plus joli que vous ne me l’aviez représenté, monsieur Rupert.

— Oh ! moi, je rends toujours justice à tout ce qui appartient à Wallingford, vous savez bien ; nous avons été si unis dès l’enfance, qu’il n’est pas étonnant que nous le soyons encore.

Rupert disait plus vrai qu’il ne pensait, car mon attachement pour lui n’avait plus guère d’autre base que l’habitude. Je commençais à espérer qu’il n’épouserait point Grace, quoique cette union eût été longtemps à mes yeux une chose décidée. — Qu’il obtienne miss Merton, s’il le peut, dis-je en moi-même, ni l’un ni l’autre ne fera là une grande acquisition.

Il en fut bien différemment de M. Hardinge et, je dois ajouter, de Lucie. Dès que le bon ministre aperçut la chère vieille maison, il se tourna vers moi tout attendri pour me la montrer ; puis, m’entraî-