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l’autre, prête à s’élancer dans mes bras, et retenue par un sentiment de pudeur ; enfin, le modèle le plus parfait de grâce, de sensibilité et de modestie naturelle.

— Lucie Hardinge, est-ce bien vous ! vous que je trouvais déjà si belle, sans vous reconnaître !

Je m’y serais étudié pendant une semaine, que je n’aurais pu imaginer de compliment plus flatteur que celui qui m’était échappé de manière à mettre sur-le-champ toute réserve à l’écart. Il fallait maintenant soutenir un si brillant début ; et, quoique dans un lieu public, malgré les six à huit personnes qui s’étaient retournées en souriant pour nous observer ; malgré l’air grave du jeune cavalier qui était si sémillant l’instant d’auparavant, je serrai la chère enfant contre mon cœur, et je lui donnai un baiser, comme je réponds bien qu’elle n’en avait jamais reçu. Les marins ne font jamais les choses à demi ; et dans ce moment je remplis mon rôle en conscience. Une pareille accolade de la part d’un jeune gaillard qui avait près de six pieds, une paire de moustaches imposantes, et un air de santé robuste qu’on n’acquiert pas en se pavanant dans les rues et dans les promenades, eut pour effet de couvrir la pauvre Lucie de confusion et de rougeur.

— Allons, assez, Miles, dit-elle en se dégageant ; ne voyez-vous pas Grace, et mon père et Rupert ?

Toute la famille, en effet, était réunie : on était sorti pour faire un tour de promenade avec un certain M. André Drewett, camarade de droit de Rupert, et qui, à ce que j’appris ensuite, était l’amant assez déclaré de sa sœur. Il y eut une différence marquée dans la manière dont je fus reçu par Grace et par Lucie. Dès que Grace me reconnut, sans s’inquiéter des passants ni du qu’en dira-t-on, elle se jeta à mon cou, m’embrassa sept à huit fois sans s’arrêter, puis se mit à sangloter sur mon épaule, comme si son cœur se brisait. Les spectateurs, qui ne virent dans ces démonstrations que l’affection franche et naturelle d’une sœur, eurent la discrétion de continuer leur promenade pour ne pas gêner nos effusions de famille. J’avais à peine eu le temps de presser Grace contre mon cœur, que la voix de M. Hardinge se fit entendre pour réclamer son tour. Le bon ministre oublia que j’avais trois pouces de plus que lui ; que j’aurais pu sans peine le soulever de terre et le porter dans mes bras, que j’avais été bronzé par le soleil, et que j’avais des moustaches de l’Océan Pacifique ; il me caressa comme si j’avais été un petit enfant, m’embrassa tout autant de fois que Grace, me bénit tout haut, et puis donna aussi un libre cours à ses larmes. Sans le bon ministre et ses cheveux gris, la scène eût peut-être frisé le ridicule ; mais son émotion nous sauva.