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couler avant notre arrivée à Sainte-Hélène ; et qui pouvait prévoir ce qui se passerait d’ici-là ? Comme j’avais beaucoup à faire pour le moment, je pris congé du père et de la fille, très-content du résultat de ma visite. Le lecteur en conclura que j’étais amoureux ; il se trompera. Non, je n’étais pas amoureux ; mais j’avais, pour me servir d’une phrase à la mode dans certaines sectes, l’imagination montée. Lucie, même alors, tenait dans mon cœur une place que j’ignorais moi-même ; mais il n’était pas dans la nature qu’un tout jeune homme passât des mois entiers presque seul avec une jeune fille charmante, sans se sentir attiré vers elle par un penchant irrésistible. Les circonstances étaient propres à exercer la constance du berger le plus fidèle. Il faut se rappeler aussi que je ne savais aucunement si Lucie avait pour moi d’autres sentiments que ceux qu’elle portait à Rupert ; tandis qu’Émilie… Mais je ne veux pas que le papier retrace toutes les folles idées que la suffisance présentait à mon imagination.

Le lendemain, à l’heure dite, j’eus le bonheur de recevoir à bord mes anciens passagers. Talcott en éprouva autant de joie que moi-même ; car lui aussi prenait plaisir à la société d’Émilie. On a souvent dit qu’à bord des bâtiments anglais allant aux Indes orientales, on ne fait que se quereller et que faire l’amour. La cause, dans les deux cas, est la même : le voisinage ; et ce rapprochement qui, dans les natures un peu rudes, engendre l’hostilité, produit chez celles qui sont plus tendres des résultats tout opposés. Nous mîmes à la voile, et je n’ai pas besoin de dire combien je trouvai de charmes à un voyage toujours si long et si monotone. Ma chambre étant encombrée, je passais la plus grande partie de mon temps sur la dunette. Talcott était musicien ; je jouais assez bien du violon ; nous accompagnions Émilie, et nous faisions des trios délicieux qui, dans des temps moins prosaïques, auraient fait sortir les naïades de leurs retraites.

En passant le détroit de la Sonde, je racontai à mes hôtes l’affaire du John avec les pros, et la manière dont il s’était perdu sur la côte de Madagascar. La conversation se trouva ramenée naturellement sur Marbre. Toutes les fois que nous parlions de lui, les opinions étaient très-partagées. Le major pensait que notre pauvre ami devait être au fond de la mer ; car il ne croyait pas possible qu’un seul homme pût manœuvrer une chaloupe. Talcott, qui avait des idées plus justes de ce qu’un marin pouvait faire, pensait qu’il s’était porté sous le vent, dans l’espoir de trouver quelque île habitée, préférant la société même de Cannibales à une solitude complète. Moi, je pré-