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l’Angleterre ; et comme aujourd’hui j’ai juste quarante ans, vous comprenez que je me suis embarqué pour la première fois plusieurs années avant la révolution.

— Très-bien. Vous avez dû servir pendant cette guerre, dans l’un ou dans l’autre parti ?

— Dites dans tous les deux, et vous ne vous tromperez pas. En 1775, j’étais gabier de misaine à bord du vaisseau le Romeny de cinquante canons ; puis ensuite je passai à bord du Connecticut de soixante-quatorze.

— Du quoi ? demandai-je tout surpris. Est-ce que les Anglais avaient un vaisseau de guerre nommé le Connecticut ?

— Mais quelque chose d’approchant. J’ai toujours cru que c’était un honneur que John Bull faisait aux Yankees.

— Peut-être le nom du bâtiment était-il le Carnatic ? Il y a quelque rapport dans la prononciation.

— Du diable si vous n’avez pas mis le doigt dessus, Miles ! Ma foi, j’en suis bien aise, car j’ai planté là le navire, et je n’aurais pas aimé à jouer un pareil tour à un compatriote. Oui, je passai à bord d’un de nos sloops, et je m’escrimai à régler mes comptes avec mes anciens maîtres. Je fus fait prisonnier pour mes peines, et je manquai d’avoir le cou allongé, parce qu’on prétendait que j’étais Anglais. Prouvez-le, leur disais-je, prouvez seulement où je suis né, et après, vous ferez de moi ce que vous voudrez. J’étais prêt à me laisser pendre pour savoir où j’étais né, car il y avait des fois où je pensais n’être pas né du tout.

— Vous êtes Américain, Marbre, sans contredit, et de l’île de Manhattan.

— Mais, comme il est peu probable qu’on aille importer un enfant de huit jours pour le planter sur une pierre tumulaire, je suis assez porté à le croire. Quoi qu’il en soit, après la guerre, quand je fus sorti de prison, — c’était peu de temps après votre naissance, capitaine Wallingford, — je me mis régulièrement à la besogne, et depuis lors j’ai toujours servi comme officier à bord de quelque bâtiment de commerce.

— Et pendant tout ce temps, mon bon ami, vous avez toujours vécu seul dans le monde, sans parents ?

— Complètement seul. Combien de fois, en me promenant dans les rues de New-York, ne me suis-je pas dit : dans toute cette foule, il n’y a personne qui me soit quelque chose. Mon sang ne coule dans les veines d’aucun autre homme !

Ces mots furent prononcés avec un sentiment de tristesse et d’amer-