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Aucune acclamation ne suivit notre succès. Quand tout fut fini, les vainqueurs restèrent à se regarder l’un l’autre en silence, comme des gens qui sentaient que ce n’était pas ainsi qu’ils auraient voulu rentrer en possession de leur bâtiment. Quant à moi, je m’élançai sur la lisse de couronnement pour regarder dans les eaux du navire. Quel pénible spectacle ! pendant la minute ou deux qu’avait duré le combat, la Crisis avait poursuivi tranquillement sa route, comme la terre qui se meut dans son orbite sans s’inquiéter des luttes des nations qui s’entre-déchirent sur son sein. Je pouvais distinguer des têtes et des bras surnageant à une distance de cent brasses ; c’étaient des efforts surnaturels pour chercher à se sauver. Marbre, l’Échalas et Neb regardaient tous trois dans la même direction à ce moment. Cédant à une impulsion que je ne pouvais maîtriser, je me hasardai à dire que nous pourrions encore mettre en panne et recueillir quelques-uns de ces misérables.

— Qu’ils se noient et aillent au diable ! fut la réponse courte mais expressive du lieutenant.

— Non, non, maître Miles ! se permit d’ajouter Neb en secouant la tête, indulgence être perdue ; rien de bon à attendre de l’Indien ; si vous pas noyer lui, lui à coup sûr noyer vous !

Je vis que les remontrances étaient inutiles, et bientôt un point noir disparut l’un après l’autre, à mesure que les victimes s’enfonçaient dans l’Océan. Quant à l’Échalas, son œil était attaché sur ses malheureux compagnons, dans leur lutte désespérée contre la mort, et il était facile de voir que la nature exerce ses droits dans toutes les positions de la vie. Peut-être avait-il des parents, peut-être des fils parmi les victimes ; en ce cas, son empire sur lui-même était admirable, car, quoique je ne pusse me méprendre sur l’intensité des sentiments qu’il éprouvait, pas un signe de faiblesse ne lui échappa. Lorsque la dernière tête disparut, un léger frisson agita son être ; puis, tournant la tête du côté des lisses d’appui, il resta longtemps immobile comme un des pins de ses forêts. Je demandai à Marbre la permission de délier les bras du vieillard ; il me l’accorda, mais non sans murmurer quelques malédictions contre lui et contre tous ceux qui avaient pris part aux derniers événements.

Il y avait trop à faire à bord, pour pouvoir se livrer longtemps à des mouvements de pure sensibilité. La mâture, le gréement réclamaient tous nos soins, pendant qu’il fallait laver le sang qui couvrait les ponts. Tous les ris furent pris aux huniers, les basses voiles carguées, le foc et la brigantine serrés, et le navire mit en panne. Il ne restait plus que deux heures de jour, quand M. Marbre eut tout