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nous restait alors sous le vent, et j’eus alors autant d’empressement à m’en éloigner que j’en avais eu à l’élonger.

On concevra sans peine que, pendant tout ce temps, nous étions constamment en vigie, de peur de rencontrer des ennemis. Nous vîmes beaucoup de voiles, surtout en approchant du détroit de Douvres, et nous nous tînmes au large autant que les circonstances le permettaient. Plusieurs étaient évidemment des vaisseaux de guerre anglais, et je n’étais pas sans inquiétude de voir saisir par la presse quelques-uns de mes matelots ; car à cette époque, et pendant une assez longue période subséquente, les bâtiments de toutes nations qui trafiquaient avec l’Angleterre perdaient ainsi beaucoup de leurs hommes, et les navires américains plus que tout autre. J’attribue au soin que je pris de me tenir le plus près possible de la côte tant que je le pus sans danger, le bonheur que j’eus de passer sans être aperçu, ou du moins hélé. Mais la mer se rétrécissait de plus en plus, et je ne pouvais guère éviter d’être abordé. Je faisais néanmoins de mon mieux, et nous courions différentes bordées, la jour et la nuit, avançant lentement vers l’est. Je commençais à prendre confiance en moi-même ; et il me semblait que je dirigeais l’Amanda tout aussi bien que Marbre lui-même eut pu le faire. J’avais si bien discipliné mes novices, et ils se formaient si rapidement au service, que je n’aurais pas hésité, s’il l’eût fallu, à virer de bord, et à gouverner vers New-York.

Les feux placés sur les côtes d’Angleterre guidaient sûrement notre marche, et me permettaient d’apprécier si nous gagnions ou si nous perdions du terrain. Nous devions approcher, quoique lentement, de Dungeness, et je commençais à m’inquiéter d’un pilote, quand Talcott, qui était de quart, descendit tout essoufflé dans la chambre, vers trois heures du matin, pour me dire qu’une voile venait droit à nous, et qu’autant qu’il en pouvait juger dans l’obscurité, elle était gréée en lougre. Certes, il y avait de quoi tressaillir ; car autant valait dire que ce bâtiment était français. Je ne m’étais pas déshabillé, et je fus sur le pont en un moment. Le navire qui nous donnait chasse nous restait sous le vent à environ un demi-mille de distance ; mais j’en vis assez pour reconnaître que c’était un lougre. Il y avait assurément des lougres anglais ; mais toutes les traditions de ma profession m’avaient appris à regarder comme français un bâtiment ainsi gréé. J’avais entendu parler de corsaires de Dunkerque, de Boulogne et d’autres ports de France, qui venaient ranger les côtes d’Angleterre pendant la nuit, et qui faisaient des prises de la manière dont ce lougre semblait vouloir s’y prendre avec nous. Heureuse-