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Rupert me conduisit jusqu’au bâtiment et passa une heure ou deux à bord. En sortant de la maison, j’avais entendu une fenêtre s’ouvrir au dessus de ma tête, et en levant les yeux, je vis Lucie qui s’avançait pour dire : — Écrivez-nous, Miles ; écrivez le plus souvent possible.

Il faut que l’homme soit d’une nature bien dure pour pouvoir s’éloigner de pareils amis pour aller affronter des dangers, des fatigues de toute espèce sans aucun motif apparent. J’avais de quoi vivre, je n’avais pas besoin, comme beaucoup de jeunes gens, de me faire un sort, et pourtant je partais. Je croyais tout aussi nécessaire pour moi d’être troisième lieutenant de la Crisis et de m’attacher à son sort, tant qu’elle serait en mer, qu’il paraît indispensable à M. Adams de présenter des pétitions en faveur de l’abolition de la traite à un congrès qui ne les recevra jamais. Sans doute nous nous croyions l’un et l’autre les victimes de la destinée.

Nous mîmes à la voile au lever du soleil par un vent et une marée favorables. Nous avions jeté l’ancre à la hauteur de Courtland-Street, et lorsque le bâtiment passa devant la Batterie, je vis Rupert qui du rivage épiait tous nos mouvements. Deux femmes étaient auprès de lui, agitant leurs mouchoirs, et cette dernière preuve d’affection me rendit heureux et triste à la fois pour tout le reste du jour.

La Crisis était une excellente voilière, meilleure même que le Tigris. Sa membrure était en chêne, et elle était toute doublée en cuivre. Jamais meilleur navire n’était sorti des ports des États-Unis. La république avait voulu l’acheter pour sa flotte, mais les armateurs, ayant ce voyage en vue, avaient refusé ses offres séduisantes. Elle ne fut pas plus tôt sous toutes voiles que nous reconnûmes tous que c’était une bonne marcheuse, et c’était une certitude agréable, car nous avions une longue route à faire. Et c’était par un vent largue et sur une eau tranquille, tandis que ceux qui la connaissaient assuraient que son brillant était au plus près avec la mer ; c’était alors qu’elle faisait toutes ses prouesses.

J’éprouvais un singulier plaisir, malgré tout ce que j’avais souffert précédemment et tout ce que je laissais derrière moi, à me retrouver sur le vaste Océan. Quant à Neb, il était dans le ravissement. Il exécutait avec tant de promptitude et d’intelligence les ordres qui lui étaient donnés, que sa réputation était faite avant que nous eussions passé la barre. L’odeur seule de la mer semblait lui communiquer une sorte d’inspiration maritime, et moi-même j’étais étonné de son activité. Pour moi, j’étais tout à fait chez moi. Quelle différence avec le départ précédent ! Alors tout était nouveau, et ce début n’était pas