Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 22, 1845.djvu/102

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les deux amies poussèrent un cri perçant et ouvrirent leurs bras. Rupert et moi, nous n’hésitâmes plus, et nous nous y précipitâmes. Je ne sais comment cela se fit, mais quand je repris mon sang-froid, je me trouvai dans les bras de Lucie, et Rupert dans ceux de Grace. Cette petite méprise fut bientôt rectifiée, et chaque frère embrassa sa sœur, comme le demandaient les liens du sang et les convenances. Elles donnèrent alors un libre cours à leurs larmes, et protestèrent que c’était vraiment le premier moment de bonheur qu’elles avaient goûté depuis notre départ, il y avait près d’un an.

Quant à Neb, le pauvre diable était sur la route où il s’était enfui au son de ma voix, les yeux fixés sur nous comme quelqu’un frappé de stupeur et qui doute encore. Sûr enfin de notre identité, le nègre se jeta de nouveau à terre, se roulant de tous les côtés, et poussant littéralement des beuglements de joie. Après s’être livré à ces transports caractéristiques, il sauta sur ses pieds, et courut comme un trait vers la maison, en criant de toute la force de ses poumons, comme s’il était certain que la bonne nouvelle qu’il apportait lui assurerait son pardon : — Maître Miles être de retour ! — Maître Miles être de retour !

Au bout de quelques minutes le calme se rétablit assez parmi nous quatre pour permettre les questions et les réponses. J’appris avec joie qu’on n’avait pas reçu la nouvelle de notre mort. M. Hardinge se portait bien, et était occupé à remplir les devoirs de son saint ministère. Il avait dit à Grace et à Lucie le nom du bâtiment sur lequel nous étions partis, mais il n’avait point parlé de la manière pénible dont il nous avait entrevus, au moment où nous levions l’ancre pour quitter le port. Grace demanda alors solennellement le récit de nos aventures. Rupert, à qui la question s’adressait principalement en sa qualité d’aîné, fut l’orateur dans cette occasion, ce qui me permit d’observer l’effet qu’il produisait sur nos compagnes. Il affecta d’être modeste ; cependant il me parut qu’il s’étendait avec quelque complaisance sur le boulet qui s’était logé si près de lui en haut du mât de misaine ; il parla du sifflement qu’il avait fait, et de l’ébranlement produit par la violence du coup. Il eut aussi l’impudence de parler de ma bonne fortune de m’être trouvé de l’autre côté de la hune, quand le boulet avait traversé mon poste, tandis que je suis convaincu qu’il passa beaucoup plus près de moi que de lui. Quoi qu’il en soit, il raconta l’histoire à sa manière, et avec tant d’éloquence que je m’aperçus que Grace était toute pâle. L’effet produit sur Lucie fut tout différent. Cette excellente créature comprit, je crois, mon embarras, car elle se mit à rire, et interrompant son frère : — Allons,