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sans en faire un sujet de caquetage. On n’y parla donc toute cette journée que de l’attaque dont on avait été menacé par la frégate républicaine, et de la manière adroite dont le lougre lui avait échappé. Quelques-uns avaient encore des doutes ; car toute question a deux faces, et il y avait précisément autant de dissentiment qu’il en fallait pour donner de la vivacité à la discussion et rendre les arguments ingénieux. Vito Viti jouait un des premiers rôles dans ces conversations. Après avoir proclamé si publiquement son opinion par ses viva et ses remarques sur le port, il sentait qu’il se devait à lui-même de justifier tout ce qu’il avait dit ; et Raoul Yvard lui-même n’aurait pu désirer un avocat plus zélé que celui qu’il avait alors en la personne du podestat. Ce digne magistrat exagéra les connaissances du vice-gouverneur, surtout en ce qui concernait l’Angleterre, afin qu’il ne manquât rien aux preuves nécessaires pour démontrer que le lougre était ce qu’il avait prétendu être ; il alla même jusqu’à affirmer qu’il avait compris lui-même une bonne partie des documents produits par le signor Smit ; et quant au Ving-y-Ving, il ajouta que quiconque connaissait le moins du monde la géographie du canal Britannique, devait voir que c’était précisément l’espèce de bâtiment que devaient construire les habitants semi-français de l’île de Guernesey pour croiser contre leurs voisins tout à fait français du continent.

Pendant toutes ces discussions, il y avait à Porto-Ferrajo un être dont le cœur était agité par les émotions contradictoires de la joie et de la crainte, de la reconnaissance pour le ciel et du désappointement. Ghita était la seule de tout son sexe dans cette ville qui n’eût pas de conjectures à faire, pas de supposition à proposer, pas d’opinion à soutenir, pas de désir à exprimer. Elle écoutait pourtant avec attention tout ce qui se disait, et ce ne fut pas son moindre sujet de satisfaction de voir que ses entrevues secrètes avec le jeune et beau corsaire semblaient avoir échappé aux observations. Enfin son esprit fut délivré de toutes ses craintes, et il n’y resta que de tendres regrets, quand les cavaliers revinrent des montagnes, et annoncèrent qu’à peine voyait-on encore les hautes voiles de la frégate du côté du nord, et autant qu’ils pouvaient en juger, au moins à la distance de Capraya ; tandis que le lougre avait couru des bordées au vent presque jusqu’à Pianosa, et paraissait disposé à s’avancer vers les côtes de la Corse, sans doute dans l’intention de nuire au commerce de cette île ennemie.