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étaient serrées comme à l’instant d’une lutte terrible : — Raoul Yvard n’existait plus.

La découverte de cette vérité fut un cruel moment pour Ghita. Personne autour d’elle ne connaissait encore cet événement ; tous étaient plongés dans le sommeil profond qui suit la fatigue. Son premier mouvement fut celui que lui suggéra son sexe. Elle se précipita sur le corps du défunt, et se livrant à des sensations longtemps renfermées dans son sein, et que son amant lui avait quelquefois reproché de ne pas connaître, elle pressa de ses lèvres brûlantes les joues pâles et les lèvres déjà glacées de celui qu’elle avait tant aimé, et peu s’en fallut que, dans le premier paroxysme de sa douleur, son esprit ne prît son vol pour aller rejoindre celui de Raoul. Mais il était moralement impossible que Ghita cédât longtemps à l’influence du désespoir. Elle avait une piété trop solide pour ne pas chercher un appui dans la bonté de son père céleste dans tous les moments critiques de la vie. Elle se mit à prier pour la dixième fois de cette nuit, et l’effet de ses prières fût de procurer à son esprit, sinon un calme parfait, du moins de la résignation.

La situation de Ghita avait alors quelque chose d’aussi touchant que pittoresque. Tout dormait encore autour d’elle, et dormait en apparence aussi profondément que celui qui ne devait plus s’éveiller qu’au son de la trompette du dernier jour. La fatigue et l’agitation de la veille avaient été suivies d’une réaction, et le sommeil exerça rarement une plus forte influence. Le feu allumé sur le rocher par l’équipage du gig brûlait encore, et jetait une pâle lueur sur les ruines, sur les individus endormis çà et là sur le rocher, et sur les restes inanimés du jeune corsaire ; mais de temps en temps la tramontane, qui soufflait avec force, descendait assez bas pour donner à la flamme plus d’activité, et l’éclat qu’elle produisait alors rendait cette scène plus imposante en en proclamant la réalité.

Mais Ghita avait trop de confiance dans le ciel pour être émue par autre chose que par le regret de la perte qu’elle venait de faire, et l’inquiétude pour le salut de l’âme qui venait de prendre son essor. Une fois elle regarda autour d’elle, et voyant que son oncle lui-même dormait encore, et qu’elle était littéralement seule avec Raoul, elle sentit péniblement son isolement, et elle pensa à éveiller un des dormeurs. Le chirurgien était le plus près d’elle ; elle s’approcha de lui, et elle levait le bras pour l’éveiller, quand la flamme, se ranimant tout à coup, fit tomber une vive lumière sur les traits pâles de Raoul, et elle retourna bien vite sur ses pas pour les contempler encore une fois. Ses yeux étaient ouverts, et elle regarda fixement ces miroirs