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vice-gouverneur d’envoyer un détachement de soldats à bord de votre lougre pour s’en emparer, quelle serait alors votre situation ?

— Qu’il ose le faire ! je l’enverrais saisir dans son palazzo par une escouade de mes matelots, et je lui ferais faire une croisière contre les Anglais et contre ses bons amis les Autrichiens. — Cette conversation avait lieu en français, que Ghita parlait couramment, quoique avec un accent italien. — Mais, bah, continua-t-il, cette idée ne se présentera jamais à son cerveau constitutionnel, et il est inutile d’en parler. Demain matin, je lui enverrai mon premier ministre, mon Barras, mon Carnot, mon Cambacérès, mon ami Ithuel Bolt, en un mot, pour causer avec lui de politique et de religion.

— De religion ! répéta Ghita d’un ton mélancolique ; moins vous parlerez d’un sujet si saint, Raoul, plus j’en serai charmée, et mieux cela vaudra pour vous. La situation de votre pays rend votre manque de religion un objet de regret plutôt qu’une cause d’accusation contre vous ; mais ce n’en est pas moins un malheur épouvantable.

— Eh bien ! reprit le marin, qui sentit qu’il avait presque touché un écueil, parlons d’autres choses. Même en supposant que nous soyons pris, quel grand mal avons-nous à craindre ? Nous sommes d’honnêtes corsaires, porteurs d’une commission légale, et sous la protection de la république française une et indivisible, et nous ne pouvons qu’être prisonniers de guerre. C’est un accident qui m’est déjà arrivé, et il n’en est pas résulté de plus grand malheur que de me nommer le capitaine Smit, et de me moquer du vice-gouverneur de l’île d’Elbe.

Ghita sourit, en dépit des craintes qui l’agitaient ; car un des plus puissants moyens que Raoul employait pour convertir les autres à ses opinions, était de leur faire prendre part à sa gaieté et à sa légèreté, même quand leur caractère naturel semblait s’y opposer. Elle savait que Raoul avait déjà été prisonnier pendant deux ans en Angleterre, où, comme il le disait souvent lui-même, ce temps lui avait suffi pour apprendre passablement la langue du pays, sinon pour en étudier les institutions, les mœurs et la religion. Il s’était échappé de prison, aidé par un marin américain nommé Ithuel Bolt, qui, quoique au service des États-Unis, avait été forcé par la presse de servir à bord d’un bâtiment de guerre anglais. Cet Ithuel entra dans tous les plans conçus par son ami plus entreprenant, et concourut volontiers à l’exécution de ses projets de vengeance. De même que les individus puissants dans la vie privée, les états se sentent ordinairement trop forts pour que la considération des suites d’une injustice influe sur leur politique ; et une nation est portée à regarder son pouvoir comme