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eût été une grande faute, mais faire prisonniers des blessés eût été un acte de folie. Son chirurgien était trop occupé pour pouvoir leur donner des soins ; mais ayant trouvé sur le canot quelques tourniquets, du linge et de la charpie, il chargea quelques Français de s’en servir le mieux qu’ils pourraient pour le soulagement de ces malheureux, de leur donner de l’eau qu’ils demandaient à grands cris, et de haler ensuite le canot hors de la ligne probable du combat s’il se renouvelait.

— Non, non, capitaine Roule ! s’écria Ithuel quand il vit commencer cette manœuvre ; vous faites une grande faute. Laissez ce canot où il est ; il vaudra mieux pour vous que le meilleur parapet. Les Anglais ne voudront pas tirer sur leurs propres blessés.

Raoul ne put s’empêcher de lui jeter un regard d’indignation, et se tournant vers ses hommes il leur fit signe d’exécuter ses ordres. Cependant se rappelant aussitôt le besoin qu’il avait d’Ilthuel, le service qu’il venait de lui rendre si à propos, et la nécessité de ne pas l’offenser, il s’avança à l’extrémité de l’îlot la plus voisine de la felouque, et parla à l’Américain d’un ton aussi affectueux que s’il n’eût pas, l’instant auparavant, repoussé son avis avec indifférence et dédain. Ce n’était pourtant point par hypocrisie ; il cédait seulement à la nécessité d’adapter prudemment sa conduite aux circonstances.

— Bien, brave Itouel, s’écria-t il, votre mitraille nous a rendu un grand service, elle est arrivée au moment convenable.

— C’est que, voyez-vous, capitaine Roule, nous autres de l’état de Granit nous ne prodiguons jamais nos ressources sans utilité. On peut toujours attendre qu’on voie le blanc des yeux des Anglais dans ces sortes d’affaires. Ce sont des démons incarnés, et ils semblent tous avoir la vue courte. À Bunker-Hill[1] ils s’approchèrent si près, que nos Américains…

— Fort bien, Itouel, dit Raoul en l’interrompant, car il ne se souciait pas d’écouter en ce moment une histoire que son ami lui avait déjà racontée bien des fois ; car Bunker-Hill était le cheval de bataille d’Ithuel Bolt, toutes les fois qu’il voulait faire une rodomontade, s’imaginant que l’état de Granit devait partager la gloire de la victoire remportée en cette occasion par les comtés de la Nouvelle-Angleterre.

— Fort bien, Itouel ; Bunker-Hill fut une bonne chose, mais les rochers des Sirènes valent encore mieux pour nous. S’il vous

  1. Premier combat qui fut livré dans la guerre pour l’indépendance des États-Unis. (Note du traducteur.)