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ne reparut plus sur la surface de l’eau. On fit sur-le-champ rapport à Raoul de ce triste suicide.

— S’il eût pris ce parti une heure plus tôt, répondit-il, le Feu-Follet ne serait pas en ce moment fixé sur ces rochers, comme un bâtiment en radoub. — Mais courage, mes enfants ! voyons s’il ne nous est pas encore possible de sauver notre beau lougre.

S’il y avait du stoïcisme et de l’amertume dans cette réponse, elle ne provenait pas du moins d’une froide cruauté. Après Ghita, son lougre était pour Raoul ce qu’il aimait le mieux au monde, et la faute de l’avoir laissé échouer pendant un calme paraissait à ses yeux devoir être placée parmi les péchés impardonnables. Ce n’était pourtant pas un événement très-rare. Les bâtiments, comme les hommes, font souvent naufrage par excès de confiance ; et la côte de l’Amérique, une de celles du monde entier dont un marin prudent peut s’approcher avec le plus de sûreté, à cause de la régularité de ses sondes, pourrait raconter l’histoire de bien des désastres semblables, arrivés uniquement parce qu’on ne voyait aucun signe de danger. Raoul ne se serait point pardonné une telle négligence, et ce que l’amour-propre ne nous porte point à excuser, la philanthropie le pardonne rarement.

On sonda les pompes, et l’on reconnut que le lougre s’était échoué si doucement, que les coutures du bâtiment ne s’étaient pas ouvertes. Cette circonstance laissait quelque espoir de le sauver, et Raoul ne négligea aucun des moyens qui pouvaient y contribuer. Le soleil commençant alors à paraître à l’horizon, il aperçut une felouque venant de Salerne vent arrière, si l’on peut appeler vent le peu qui restait encore de la brise de la nuit, et il fit partir Ithuel sur une embarcation bien armée, avec ordre de s’en emparer et de l’amener près des rochers. Il prit cette mesure dans le double dessein de faire servir la prise, s’il était possible, à dégager son lougre retenu entre les rochers, ou, pour dernière ressource, d’y passer avec tout son équipage pour retourner en France. Il n’expliqua pourtant ses motifs à personne, et personne ne prit la liberté de les lui demander. Raoul était strictement alors un commandant agissant dans une occasion désespérée. Il réussit même à enchaîner la volubilité naturelle de ses compatriotes, et à y substituer cette attention profonde et silencieuse, fruit de la discipline par suite de laquelle il avait obtenu des succès si extraordinaires dans ses entreprises. C’est à ce manque de silence et d’attention qu’on peut attribuer tant de revers qu’a incontestablement essuyés sur mer un peuple aussi entreprenant que brave ; et ceux qui lui veulent du bien apprendront avec plaisir que ce mal a été réparé en grande partie.