Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 21, 1844.djvu/346

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toute la ligne de la côte voisine, quoiqu’on ne pût distinguer celle qui était en face que par la faible lueur de mille lumières, qu’on voyait paraître et disparaître comme des étoiles éclipsées sur l’autre côté de cette grande nappe d’eau tranquille. On ne pouvait apercevoir que bien peu de chose sur la baie elle-même, et rien absolument le long de la côte voisine, l’ombre des rochers en couvrant les bords d’une large ceinture de ténèbres.

Après avoir regardé autour d’eux une bonne minute en silence, ils commencèrent à ramer pour s’écarter de la pointe, dans l’intention de gagner le large avant d’établir leurs petites voiles. Dès qu’ils furent dans la baie, un bruit de battement de voiles à peu de distance arriva à leurs oreilles et les fit tressaillir. Un même mouvement d’instinct les porta tous deux à regarder en avant, et ils aperçurent un bâtiment entrant dans la baie, et menaçant même de couper leur route. Il serrait le vent au plus près, amures bâbord, et larguait les ris de ses voiles, dans l’espoir de doubler la pointe sans virer. S’il y réussissait, il pourrait continuer sa route jusqu’à ce qu’il fut obligé de virer sous les rochers de la ville de Sorrento.

— Peste ! murmura Raoul, c’est un pilote hardi : il aime les rochers comme s’ils étaient sa maîtresse. Restons tranquillement où nous sommes, Itouel, et laissons-le passer ; car il pourrait nous donner de l’embarras.

— Ce sera le plus sage, capitaine Roule, quoique je ne croie pas que ce soit un bâtiment anglais. — Écoutez ! Le bruit qu’il fait en fendant l’eau est exactement celui d’un couteau qui coupe une tranche de melon d’eau bien mûr.

— Mon Feu-Follet ! s’écria Raoul en se levant, et étendant les bras comme s’il eût voulu embrasser son lougre chéri ; — ils nous cherchent, Itouel ; car ils nous attendaient beaucoup plus tôt.

Le bâtiment approchait rapidement, et quand ses contours devinrent visibles, il n’y eut plus de méprise à craindre. Ses deux énormes voiles en ciseaux, sa petite voile de tape-cul, tout son gréement paraissant un ouvrage de féerie, s’offrait à la vue comme à travers un brouillard, de même que l’oiseau aux ailes rapides prend une couleur et une forme quand il sort de la profondeur du vide. Le lougre n’était plus qu’à une cinquantaine de brasses ; encore une minute, et il serait passé.

— Vive la république ! dit Raoul d’une voix distincte, sans oser lui donner toute son étendue.

Les voiles battirent encore les mâts, et l’on entendit le bruit des pieds qui couraient sur le pont du lougre, qui vint ensuite rapide-