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espérances, fortune, — que dis-je ? — la vie même, pour rendre heureux l’homme qui l’a choisie de préférence à tout son sexe !

— Pour moi, tout cela me semblerait bien facile, Raoul ; oui, je crois que je pourrais sacrifier tout ce que vous dites pour vous rendre heureux ! Ma demeure ? je n’en ai pas, à moins qu’on ne puisse appeler ainsi les tours du prince ; mon pays ? depuis l’événement douloureux de cette semaine, il me semble que je n’en ai plus dans ce monde ; mes espérances ? j’en ai peu dans ce monde auxquelles votre image n’ait pas été associée ; mais celles qui jadis m’étaient si précieuses sont perdues maintenant, je le crains ; quant à la fortune, vous savez que je n’en ai pas qui puisse m’engager, moi à rester, vous à me suivre ; et pour ma vie, je crois que bientôt elle n’aura plus de prix pour moi, je sens qu’elle sera misérable.

— Pourquoi donc ne pas vous décider de suite, chère Ghita, à jeter le poids de vos chagrins sur celui qui a toute la force nécessaire pour les supporter ? Les bijoux, les beaux habits n’ont pas d’importance à vos yeux, et vous prendriez un mari même sous l’humble costume d’un lazzarone, pourvu que vous fussiez sûre que le cœur est bon. Vous ne me mépriserez pas parce que je ne suis pas paré comme je pourrais l’être pour la cérémonie. Rien n’est plus facile que de trouver un autel et un prêtre parmi ces monastères, et l’heure à laquelle on dit la messe n’est pas éloignée. Accordez-moi le droit de vous réclamer comme ma femme, et je vous donnerai un rendez-vous ; j’amènerai mon lougre demain soir, et je vous conduirai en triomphe dans notre joyeuse Provence, où vous trouverez des cœurs aussi bons que le vôtre et des êtres qui vous accueilleront avec joie et qui vous appelleront leur sœur.

Raoul parlait avec chaleur, et il n’était pas possible de douter de sa sincérité, quoiqu’un air de contentement de lui-même parût sur ses traits, tandis qu’il faisait allusion à ses vêtements de lazzarone, car il connaissait tous ses avantages physiques en dépit de ce costume.

— Ne me pressez pas davantage, cher Raoul, répondit Ghita, quoique en parlant ainsi elle se rapprochât de lui sans s’en apercevoir, tandis que le son de sa voix respirait l’amour et la tristesse ; ne me pressez pas ; c’est une chose impossible. Je vous ai fait connaître l’abîme qui nous sépare : vous ne voulez pas le traverser pour venir à moi, et moi je ne puis le franchir pour arriver à vous. Il n’en fallait rien moins pour nous séparer ; mais c’est un gouffre qui paraît à mes yeux à chaque instant plus large et plus profond.

— Ah ! Ghita, vous me trompez et vous vous trompez vous-même.