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été construit et lancé à la mer ; et celui qui est tout à fait indifférent à cette apparence, a presque toujours l’esprit occupé de choses étrangères à ses devoirs et à sa profession, — si son esprit s’occupe de quelque chose. Cuff tenait presque le juste milieu, inclinant peut-être être un peu trop vers le dandy marin. La Proserpine, grâce aux constructeurs de Toulon, passait alors pour la plus belle frégate qui flottât sur la Méditerranée ; et en sa qualité de beauté reconnue, tous ceux qui avaient des rapports avec elle aimaient à la décorer, et à montrer ses belles proportions avec le plus d’avantage possible. Tandis qu’elle était mouillée, sur une seule ancre, Raoul, qui se trouvait juste hors de la portée de ses canons, ne put s’empêcher de la regarder avec envie, et un sentiment plein d’amertume s’éleva dans son cœur, en songeant aux accidents fortuits de la naissance et de la fortune qui lui ôtaient tout espoir de s’élever jamais au commandement d’un pareil bâtiment, et qui semblaient le condamner à n’être que corsaire toute sa vie.

La nature avait destiné Raoul Yvard à un poste beaucoup plus élevé que celui qu’il paraissait devoir toujours occuper dans sa carrière. Il était entré dans le monde sans aucun des avantages qui accompagnent les accidents de la naissance, et cela dans un moment de l’histoire de sa grande nation où les sentiments de la religion et de la morale y avaient été plus qu’ébranlés par la violente réaction qui avait renversé les abus de tant de siècles. Cependant ceux qui s’imaginent que la France, considérée dans son ensemble, fut coupable des horribles excès qui déshonorèrent sa lutte pour conquérir sa liberté, ne connaissent guère la grande masse de sentiments moraux qui resta intacte au milieu de toutes les abominations de ce temps, et prennent les crimes de quelques êtres détestables, et les exagérations de quelques esprits égarés, pour des preuves d’une dépravation radicale et universelle. Même la France du règne de la terreur n’est guère responsable que de cette mollesse qui fait de la plupart des hommes des instruments placés entre les mains des intrigants et des enthousiastes, doués de plus d’activité. — L’Amérique tolère souvent des erreurs qui ne diffèrent que par le degré des conséquences, par suite d’une même soumission aveugle à des impulsions quelconques ; et ce degré dépend même plus des accidents de l’histoire et des causes naturelles, que de l’influence qu’on doit attribuer à tel ou tel parti. Il en était de Raoul comme de son pays ; l’un et l’autre étaient la créature des circonstances, et si ce jeune homme avait quelques-uns des défauts de sa nation et de son siècle, il en avait aussi la plupart des grandes qualités. Le relâchement de ses idées religieuses,