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DEERSLAYER

l’hiver avec ses frimas et ses tempêtes, et le printemps avec ses arbres sans feuilles et ses gelées blanches, nous avons aussi l’été avec son beau soleil et son firmament glorieux, et l’automne avec ses fruits et le manteau splendide dont cette saison couvre les forêts, et dont on ne trouverait pas l’égal dans toutes les boutiques des villes de l’Amérique. Tout sur la terre danse en rond, la bonté de Dieu nous ramenant ce qui est agréable quand nous avons eu assez de ce qui ne l’est pas. Mais il n’en est pas de même de la beauté : Dieu la prête quelque temps à la jeunesse pour en user, non pour en abuser ; et comme je n’ai jamais vu une jeune fille que la Providence ait traitée à cet égard avec autant de libéralité que vous, Judith, je vous donne cet avis, comme si c’étaient mes dernières paroles. Méfiez-vous de cet ennemi, car la beauté est notre amie ou notre ennemie, suivant que nous usons de ce don.

Il était si agréable à Judith d’entendre parler de ses charmes en termes si peu équivoques, qu’elle aurait pardonné bien des choses à qui que ce fût qui en aurait fait un tel éloge. Mais en ce moment, et par suite d’un sentiment plus excusable, il aurait été difficile à Deerslayer de l’offenser sérieusement ; et elle l’écouta avec une patience qu’elle eût été indignée qu’on supposât qu’elle pût avoir seulement huit jours auparavant.

— Je vous comprends, Deerslayer, répondit-elle avec une douceur et une humilité qui surprit un peu le jeune chasseur, et j’espère être en état de profiter de vos avis. Mais vous ne m’avez encore parlé que d’un des ennemis que j’ai à craindre : quel est l’autre ?

— L’autre cède le terrain à votre bon sens et à votre jugement, Judith, et je vois qu’il n’est pas aussi dangereux que je le supposais. Quoi qu’il en soit, puisque j’ai entamé ce sujet, autant vaut aller franchement jusqu’au bout. — Votre premier ennemi, Judith, c’est, comme je viens de vous le dire, votre beauté extraordinaire ; le second, c’est la circonstance que vous ne savez que trop bien vous-même que vous possédez cet avantage. Si le premier est à craindre, le second ne le rend que plus dangereux, en ce qui concerne la paix d’esprit ; de sorte que…

Nous ne pouvons dire jusqu’où auraient été ses commentaires sur ce texte, s’il ne se fût interrompu en voyant Judith fondre en larmes et s’abandonner à un accès de sensibilité d’autant plus violent qu’il lui avait été difficile de le réprimer jusque alors. Ses sanglots lui coupaient la respiration à un tel point, que Deerslayer en fut presque effrayé ; et du moment qu’il s’aperçut que ses discours avaient produit beaucoup plus d’effet qu’il ne s’y attendait, il se repentit