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DEERSLAYER

nous aurons pour renfort Chingachgook, si je puis l’amener ici en pirogue. Alors je crois que lui et moi nous pourrons répondre de l’arche et du château, jusqu’à ce que les officiers des forts entendent parler de cette escarmouche, ce qui doit arriver tôt ou tard, et ils nous enverront du secours, si nous n’en avons pas d’autres.

— Les officiers ! s’écria Judith, la rougeur de ses joues et le feu de ses yeux annonçant une émotion vive, mais passagère ; qui pense à eux ? qui parle d’eux en ce moment ? Nous suffisons pour la défense du château. Parlez-nous de mon père et du pauvre Hurry Harry.

— Il est naturel que vous preniez cet intérêt à votre père, Judith, répondit Deerslayer, et je suppose qu’il ne l’est pas moins que vous en éprouviez pour Hurry.

Il commença alors une relation claire, mais succincte, de tout ce qui s’était passé la nuit précédente, ne cachant rien de ce qui était arrivé à ses compagnons, et ne dissimulant pas son opinion sur ce qui pouvait en résulter. Les deux sœurs l’écoutèrent avec une grande attention ; mais aucune d’elles ne montra les craintes et les inquiétudes qu’auraient manifestées des femmes moins habituées aux hasards et aux accidents de la vie des frontières. À la grande surprise de Deerslayer, Judith parut la plus affligée ; Hetty l’écouta très-attentivement, mais elle semblait réfléchir en silence sur les faits, au lieu de donner des signes extérieurs de sensibilité. Le jeune chasseur ne manqua pas d’attribuer l’agitation de l’aînée à l’intérêt qu’elle prenait à Hurry autant qu’à l’amour filial, tandis qu’il pensait que l’indifférence apparente de la plus jeune venait de la faiblesse de son esprit, qui empêchait de prévoir les suites fatales que pouvait avoir leur captivité. Cependant elles parlèrent fort peu et s’occupèrent des préparatifs du déjeuner, comme ceux qui sont chargés de soins semblables s’en acquittent machinalement, même au milieu des souffrances du corps et des chagrins de l’esprit. Le déjeuner se passa dans un sombre silence ; les deux sœurs mangèrent à peine ; mais Deerslayer prouva qu’il possédait une des qualités nécessaires à un bon soldat, celle de conserver un bon appétit au milieu des plus grands embarras et des circonstances les plus alarmantes. Le repas se termina sans qu’on eût à peine prononcé une syllabe. Alors Judith prit la parole avec le ton rapide et convulsif d’une sensibilité qui ne peut plus supporter de se contraindre, et qui trouve plus pénible de se cacher que de montrer de l’émotion.

— Mon père aurait aimé ce poisson, s’écria-t-elle en soupirant.