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Aristobule n’avait jamais pris place à une table servie d’une manière si brillante, et, pour la première fois de sa vie, il vit des bougies allumées pour le dîner ; mais il n’était pas homme à se laisser déconcerter par une nouveauté. S’il eût été un Européen, ayant reçu la même éducation et contracté les mêmes habitudes, il se serait fait remarquer par cinquante gaucheries avant que le dessert eût été placé sur la table ; mais étant ce qu’il était, un observateur, fermant les yeux sur le désir excessif de paraître poli qui marquait sa conduite, l’aurait laissé confondu parmi cette foule d’êtres qui n’excitent aucune attention, sans la manière remarquable dont il se servait à table. Il est vrai qu’il invitait ses voisins à manger de tous les mets auxquels il pouvait atteindre, mais il se servait de son couteau, en place de fourchette, avec la même grâce qu’un porteur de charbon se sert de sa pelle. Cependant comme la compagnie dans laquelle il se trouvait, quoique observant strictement toutes les bienséances, avait trop d’esprit pour s’occuper à examiner si chacun en faisait autant, cette infraction aux convenances ne fut pas remarquée, ou du moins ne donna lieu à aucune observation. Il n’en fut pas de même de la première particularité à laquelle il a été fait allusion, et comme elle est caractéristique, il faut en parler un peu plus au long.

Le dîner étant servi à la française, chaque plat était pris tour à tour par un domestique, qui, après l’avoir découpé, le présentait à chaque convive. Mais la dignité trop lente de cet arrangement ne convenait pas à l’empressement d’Aristobule : au lieu donc d’attendre que les domestiques lui présentassent les plats avec ordre, il se mit à se servir lui-même, ce qu’il fit avec une dextérité qu’il avait acquise en fréquentant les tables d’hôtes, école, soit dit en passant, où il avait principalement puisé ses idées sur les convenances de la table. Il se servit aussi d’une couple de plats qui lui furent successivement présentés dans le cours du service régulier, et comme un homme qui, par un coup de bonheur, aurait jeté les fondations d’une fortune au commencement de sa carrière, il y fit des additions à droite et à gauche. Il attaquait ainsi les entremets séduisants qui étaient à sa portée, s’adressait à ses voisins pour obtenir de ceux auxquels il ne pouvait atteindre, et enfin envoyait son assiette pour se faire servir des mets qui étaient encore plus loin, quand il remarquait un plat qui lui semblait en valoir la peine. Par ces moyens, qu’il employait à petit bruit et avec une tranquillité qui écartait de lui