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la crédulité aussi loin que la raison peut aller. Il est donc maintenant entendu entre nous que vous regardez comme un honneur d’être Américain par naissance, par éducation et par extraction.

— Avantages que miss Effingham possède tous.

— À l’exception du second. Dans le fait, on m’écrit des choses effrayantes sur mon éducation européenne ; on va même jusqu’à m’assurer qu’elle me mettra hors d’état de vivre dans la société à laquelle j’appartiens naturellement.

— En ce cas l’Europe sera fière de vous recevoir de nouveau dans son sein, et nul Européen ne s’en réjouira plus que moi.

Le beau coloris des joues d’Ève prit une teinte encore un peu plus foncée. Elle fut quelques instants sans répondre.

— Pour en revenir à ce qui nous occupait, dit-elle enfin, si l’on m’interrogeait à ce sujet, je ne pourrais dire de quel pays est M. Blunt, et je n’ai jamais trouvé personne qui parût le savoir. Je l’ai vu pour la première fois en Allemagne, où il était répandu dans la meilleure compagnie, quoique personne n’y parût connaître son histoire. Il y figurait fort bien, et montrait la plus grande aisance. Il parle plusieurs langues aussi bien que les indigènes des différents pays où il a été ; et, au total, il était un objet de curiosité pour tous ceux qui avaient le loisir de penser à autre chose qu’à leur dissipation ou à leurs folies.

M. Sharp l’écoutait avec un air de gravité, et si elle n’eût eu les yeux fixés sur les planches du pont, elle aurait lu dans les siens le vif intérêt qu’ils exprimaient. Peut-être le sentiment qui, au fond de tout cela, l’animait, influa-t-il un peu sur sa réponse.

— C’est un autre admirable Crichton !

— Je ne dis pas cela, quoique certainement il semble avoir le don des langues. Mes nombreux voyages m’en ont fait connaître quelques-unes, et je vous assure qu’il en parle trois ou quatre presque aussi facilement l’une que l’autre, et sans aucun accent qu’on puisse distinguer. Je me souviens qu’à Vienne bien des gens le prirent pour un Allemand.

— Quoi ! avec le nom de Blunt ?

Ève sourit, et M. Sharp, qui épiait chaque expression de ses traits mobiles comme pour lire dans ses pensées, le remarqua.

— Les noms signifient peu de chose dans un temps ou l’on aime tant à voyager, répondit Ève. Vous n’avez qu’à supposer un von devant le nom de Blunt, et il serait reçu pour argent comptant à Dresde ou à Berlin. Der Edelgeborne Graf von Blunt, Hofrath ; ou, si vous l’aimez mieux, Geheimer Rath mit Excellenz und eure Gnaden.