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Sidley. Nul ogre n’a jamais surveillé sa pupille avec plus d’attention que la fidèle Nanny, et vous ne devez pas supposer qu’elle ait oublié vos traits.

— Mais les ogres dorment quelquefois. Souvenez-vous qu’il en est plus d’un dont on est venu à bout pendant qu’il était endormi.

Ève sourit en secouant la tête. Elle allait assurer M. Sharp qu’il se flattait en vain, quand une exclamation de sa gouvernante attira leur attention ; et avant que l’un ou l’autre eût eu le temps de parler, mademoiselle Viefville se tourna vers Ève, et lui dit en français :

— Je vous assure, ma chère, que j’aurais pris monsieur pour un de mes compatriotes, s’il ne venait de commettre une grosse faute de langage.

— Faites-moi le plaisir de me la faire connaître, dit M. Blunt, afin que je puisse l’éviter à l’avenir.

— Mais, Monsieur, c’est que vous parlez notre langue trop grammaticalement, pour être Français. Vous ne prenez pas avec elle les libertés que prendrait un homme qui croirait en avoir le droit. Votre défaut est d’être trop correct.

— Et cela devient aisément un défaut. Je vous remercie de l’avis, Mademoiselle ; mais comme je vais dans un pays où jentendrai peu de français, il est probable qu’on le perdra de vue au milieu de fautes plus grossières.

Ils reprirent ensuite la conversation que ce badinage avait interrompue. Ève garda le silence quelques instants ; et dès qu’elle s’aperçut que la vivacité de leur entretien absorbait toute leur attention, elle dit à son compagnon :

— Il est encore ici une autre personne de qui vous pouvez être connu.

— Ce n’est pas assurément de lui que vous voulez parler ?

— Pardonnez-moi, c’est précisément de lui. Êtes-vous bien certain, monsieur Sharp, que M. Sharp et M. Blunt ne se soient jamais vus avant d’arriver ici ?

— Je ne crois pas que nous nous fussions vus avant le moment où nous sommes descendus sur la même barque pour nous rendre à bord. C’est un jeune homme bien élevé, et qui paraît même quelque chose de plus ; il est fort supérieur à tous les autres passagers, et on ne l’oublierait pas aisément. N’êtes-vous pas de la même opinion ?

Ève ne répondit rien, probablement parce qu’elle pensa que son compagnon n’était pas assez intimement lié avec elle pour avoir le droit de la questionner sur l’opinion qu’elle avait des autres.