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sur ce sujet. Pendant que M. Sharp causait avec Ève en lui donnant le bras, elle était elle-même en conversation animée avec M. Blunt, qui marchait à côté d’elle, et qui parlait le français si purement, qu’elle le prit d’abord pour un de ses compatriotes qui avait pris un nom anglais comme nom de guerre pour voyager. Tandis que cet entretien occupait toute l’attention de mademoiselle Viefville, car Paul Blunt lui parlait de Paris et de toutes ses beautés avec un talent qui lui inspirait le plus vif intérêt : Paris, ce magnifique Paris, ayant presque autant d’influence sur le bonheur de la gouvernante qu’il en avait, dit-on, sur celui de madame de Staël, — le compagnon d’Ève baissa tellement la voix qu’on aurait pu dire qu’il prenait un ton confidentiel, quoique parfaitement respectueux.

— Je me suis flatté, dit-il, peut-être uniquement par amour-propre, que miss Effingham n’a pas assez oublié tous ceux qu’elle a rencontrés dans ses voyages pour me regarder comme lui étant tout à fait étranger.

— Certainement non, répondit Ève avec autant de simplicité que de calme ; autrement une de mes facultés, la mémoire, me serait entièrement inutile. Je vous ai reconnu du premier coup d’œil, et je regarde votre présentation par notre digne capitaine comme un raffinement de savoir-vivre en pure perte.

— J’en suis charmé et fâché en même temps ; — charmé et infiniment flatté de n’avoir point passé devant vos yeux comme une ombre fugitive qui ne laisse aucune trace en se retirant ; — mais fâché de me trouver devant vous dans une situation qui, à ce que je crains, doit vous paraître excessivement ridicule.

— Oh ! on ne doit pas attacher tant d’importance à ce que peut faire une jeune fille dans un siècle aussi original que le nôtre. D’ailleurs, je ne vois d’absurde que la formalité de cette présentation, et il s’est passé depuis ce moment tant de choses qui le sont davantage, qu’elles ont fait oublier la première absurdité.

— Mais ce nom de Sharp ?

— Est sans doute un nom piquant. — Si je ne me trompe, vous vous contentiez, quand nous étions en Italie de le laisser porter à votre domestique. Mais je suppose qu’en vous aventurant au milieu d’un peuple aussi connu par sa sagacité que les Yankees, vous avez supposé qu’il était nécessaire d’y arriver armé de pied en cap.

Tous deux sourirent, comme s’ils eussent également goûté la plaisanterie, et M. Sharp reprit la parole :

— Mais j’espère sincèrement que vous n’attribuez pas mon incognito à des motifs qui seraient peu honorables ?