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Ce fut donc sous l’influence de ces préjugés secrets que John Effingham répondit à son cousin, et la conversation prit bientôt le caractère d’une discussion dans laquelle toutes les parties n’ont pas des idées bien nettes, et ne se proposent pas pour seul but d’arriver à la vérité. Presque tous les passagers y prirent part, et une demi-heure se passa bientôt à discuter le droit des gens et le cas particulier qui les occupait.

La nuit était belle, et pendant ce temps Ève et mademoiselle Viefville se promenaient sur le pont pour prendre de l’exercice, la mer, alors calme, rendant ce moment favorable. Comme nous l’avons déjà dit, l’intérêt commun qu’on avait pris aux deux jeunes mariés avait rompu la glace, et au moment où M. Grab quitta le bâtiment, il existait entre les passagers moins de gêne et de contrainte que cela ne serait arrivé à la fin d’une semaine dans des circonstances ordinaires. Ève Effingham, depuis l’âge de onze ans, avait passé presque tout son temps sur le continent, et y avait vu la société sans être assujettie à la contrainte sévère qui y est imposée aux jeunes personnes, et sans l’extrême licence qui leur est accordée en Angleterre et en Amérique. Elle était d’une famille qui n’était que trop habituée à se permettre les libertés extravagantes qui passent quelquefois pour de l’aisance dans ce dernier pays. Elle n’avait jamais quitté la maison de son père ; mais la compagnie variée qu’elle avait vue sur le continent avait donné à ses manières ordinaires plus de réserve que la simplicité des usages de l’Amérique n’en aurait exigé dans les cercles les plus rigides de ce pays. Avec ce caractère de réserve, elle portait de la franchise et du naturel dans son commerce avec le monde, et elle avait vu tant de nations différentes, qu’elle avait acquis une confiance en elle-même qui ne lui était pas préjudiciable, grâce à l’excellente éducation qu’elle avait reçue, et à une dignité qui lui était naturelle. Cependant, mademoiselle Viefville, quoiqu’elle eût perdu quelques-unes de ses idées particulières à ce sujet, fut un peu surprise en voyant Ève recevoir les avances respectueuses de M. Sharp et de M. Blunt avec moins de réserve qu’elle n’avait coutume d’en montrer à des étrangers. Au lieu de se borner à écouter, Ève avait répondu à plusieurs remarques du premier, et avait même ri avec lui de quelque absurdité du comité des cinq. La prudente gouvernante en fut étonnée ; mais elle pensa que ce n’était que la liberté qui devait régner à bord d’un bâtiment, car, en véritable Française, mademoiselle Viefville avait des idées très-vagues sur les secrets du vaste Océan ; et comptant sur la discrétion éprouvée de sa pupille, elle ne lui fit aucune observation