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bâtiment. Quand la conversation avait commencé, le cutter était par le travers du mât de misaine ; et lorsqu’elle se termina, à peine était-il en face du mât d’artimon. Le lieutenant ne fut pas longtemps à voir le désavantage qu’il avait, et il s’écria : — Vivement ! — voyant que son cutter allait se trouver sous la voûte du bâtiment et serait dans ses eaux dans une minute. Le patron de l’embarcation jeta un léger grappin avec tant de précision, qu’il s’accrocha aux agrès du mât d’artimon, et la corde se roidit en même temps de manière à remorquer le cutter. Un matelot, qui venait de la roue, passait en ce moment près du rouffle ; et avec le sang-froid décidé d’un vieux marin, il prit son couteau et coupa la corde tendue, comme si c’eût été un fil. Le grappin tomba à la mer, et avant qu’on eût eu le temps de respirer, le cutter dansait dans le remous du paquebot. Serrer les voiles et reprendre les rames fut l’ouvrage d’un instant, et l’on vit le cutter fendre l’eau, grâce aux efforts redoublés de ses rameurs.

— Bravo ! voilà de l’agilité ! s’écria le capitaine Truck qui était appuyé tranquillement contre un hauban d’où il pouvait voir tout ce qui se passait, et profitant de cette occasion pour secouer les cendres de son cigare pendant qu’il parlait. — Un beau jeune homme, dit-il, et qui, s’il vit, deviendra avec le temps, j’ose le dire, amiral ou quelque chose de plus, peut-être un chérubin. Eh bien ! Leach, s’il persiste un peu plus longtemps à ramer dans nos eaux, je serai obligé de l’abandonner. — Ah ! le voici qui manœuvre pour en sortir, en jeune homme sensé qu’il est. Sur ma foi, il y a quelque chose de plaisant dans cette prétention d’un cutter à six rames de prendre à l’abordage un bâtiment faisant la route de New-York à Londres, même en supposant qu’il eût pu arriver le long du bord.

Il paraît que M. Leach et l’équipage du Montauk pensaient de même, car ils continuaient leur ouvrage de nettoyer les ponts avec autant de philosophie qu’en montrent jamais les hommes chargés de remplir des fonctions qui ne leur vaudront pas même un remerciement. Ce sang-froid des marins est toujours un objet de surprise pour ceux qui sont étrangers à la marine ; mais des aventuriers qui ont été bercés par la tempête pendant des années entières, qui sont dans la plus grande sécurité quand les autres se croient en péril, et dont la sûreté dépend constamment de l’empire qu’ils ont sur leurs facultés, en viennent avec le temps à éprouver de l’insouciance pour toutes les terreurs et les agitations de la vie qui ne sont que d’un ordre inférieur, insouciance que personne ne peut posséder sans