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séjour de leur jeunesse sans y être forcés au moins par l’infortune, se réunissent à d’autres causes faciles à imaginer pour produire cette distinction. Il y a ensuite les habitudes dédaigneuses et la fierté de certaines classes de la société, le raffinement de l’éducation et la réserve de la dignité, qui viennent en contact avec l’égoïsme affairé, l’ignorance des usages du monde, le manque de savoir-vivre, et tout ce qu’il y a de plus commun en pensées et en conduite. Quoique la nécessité établisse bientôt un certain ordre parmi ce chaos, la première semaine se passe ordinairement en reconnaissances, en civilités froides, en concessions circonspectes, et l’on y voit succéder enfin cette charité qui ne meurt jamais à moins qu’elle ne soit tenue en échec par quelque bonne querelle, causée, soit par des orgies nocturnes, soit par un racleur de violon, ou un ronfleur incorrigible.

Heureusement les passagers réunis à bord du Montauk eurent le bonheur de voir ce temps d’épreuve s’abréger par suite des événements de la nuit qui suivit leur départ. Deux heures s’étaient à peine écoulées depuis l’arrivée du dernier passager, et cependant ceux qui composaient les cercles du gaillard d’arrière et du gaillard d’avant avaient contracté entre eux une liaison plus intime que celle qu’aurait pu établir la charité humaine si vantée, pendant bien des jours de connaissance ordinaire. Ils avaient déjà découvert les noms les uns des autres, ce qu’ils devaient en partie aux soins du capitaine Truck, qui, au milieu de l’activité qu’il déployait, avait encore trouvé le temps de présenter une demi-douzaine de ses passagers les uns aux autres ; et ceux des Américains qui étaient le moins habitués aux usages du monde, prenaient déjà avec les autres les mêmes libertés que s’ils eussent été d’anciennes connaissances. Nous disons des Américains, car il se trouve ordinairement à bord de ces bâtiments un congrès de nations, quoique le nombre des Anglais et des habitants des colonies anglaises forme naturellement la majorité à bord de ceux qui naviguent entre Londres et l’Amérique. En cette occasion, ces deux classes se balançaient à peu près, du moins autant que le caractère national pouvait se faire reconnaître. L’opinion, qui, comme on pouvait s’y attendre, avait été très-empressée à se former sur ce point, était pourtant encore suspendue à l’égard de M. Blunt et d’un ou deux autres, que le capitaine appelait étrangers, pour les distinguer de son fonds anglo-saxon.

Cette distribution égale de forces aurait pu, en d’autres circonstances, conduire à une division de sentiments ; car les conflits d’opinion entre les Anglais et les Américains, et la différence de leurs