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mots échappés à M. Blunt. — Comme ce jeune homme parle bien français !

Ève hésita, rougit un peu, et répondit enfin :

— Je ne sais trop si je dois parler de l’opinion de M. Blunt, en opposition avec celles de mon père et de mon cousin John sur un pareil sujet ; il est fort jeune, et il est même encore très-douteux qu’il soit Américain.

— Tant mieux s’il ne l’est pas, ma chère ! Il a passé longtemps en Amérique, et ce n’est pas l’indigène qui est le meilleur juge d’un pays, quand l’étranger a eu beaucoup d’occasions de voir et de comparer.

— D’après ce principe, dit Ève en riant, vous êtes donc disposée à renoncer à votre propre jugement sur la France, quant aux différents points sur lesquels j’ai le malheur de ne pas être d’accord avec vous ?

— Pas tout à fait. L’âge et l’expérience doivent compter pour quelque chose.

— M. Blunt, à ce que je crains, penche pour l’opinion de mon cousin John, plutôt que pour celle de mon père. Il dit qu’une foule de gens, ayant le caractère, les penchants, l’intolérance, la méchanceté, l’ignorance, la grossièreté, et tous les autres vices de M. Dodge, se sont presque exclusivement emparés de la presse en Amérique ; il prétend même qu’ils y font un mal incalculable, en exerçant de l’influence sur ceux qui sont dépourvus des moyens d’être mieux instruits ; — en érigeant l’envie et la jalousie en principes et en justice ; — en substituant, — je cite ses propres expressions, Mademoiselle, ajouta Ève, rougissant de la fidélité de sa mémoire, — en substituant des idées nées d’une ignorance provinciale, au bon goût et à la libéralisé ; — en confondant les vrais principes de la liberté avec une basse jalousie et le désir d’arriver aux places occupées par d’autres ; — enfin en perdant entièrement de vue leurs devoirs envers le public, pour ne songer qu’à leur intérêt personnel. Il dit que le gouvernement de ce pays est, par le fait, une pressocratie, et une pressocratie qui pour se faire pardonner n’a pas du moins le mérite d’avoir des principes, du goût, des talents et des connaissances.

— ce M. Blunt est entré dans de grands détails, et il ne manque pas d’éloquence, dit mademoiselle Viefville d’un ton grave ; car la prudente gouvernante ne manqua pas de remarquer que le langage d’Ève, en cette occasion, était si différent de celui qui lui était habituel, qu’elle pensa qu’il n’était que trop vrai qu’elle citait littéralement. Pour la première fois, ses soupçons s’éveillèrent péniblement,