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Tandis que le capitaine versait le vin, une grosse lame tombant sur le pont ébranla tout le bâtiment ; un des passagers qui étaient dans le rouffle ouvrit une porte pour en reconnaître la cause, et il en résulta que le tumulte des eaux et les sifflements du vent ne s’en firent que mieux entendre dans la grande chambre. M. Truck leva les yeux pour voir si le Montauk suivait toujours sa route, et après une pause d’un instant il vida son verre.

— Ce bruit me rappelle ma mission, reprit M. Sharp. Les dames désirent savoir quelle est votre opinion sur le temps.

— Et je leur dois une réponse, quand ce ne serait que par reconnaissance pour ce qu’elles m’ont dit de Vattel. — Qui diable aurait jamais supposé qu’il eût été cuisinier ? Mais ces Français ne sont pas comme le reste des hommes. La moitié sont cuisiniers, et il faut qu’ils trouvent à vivre de manière ou d’autre.

— Et fort bon cuisinier, capitaine, dit mademoiselle Viefville. M. Vattel est mort pour l’honneur de son art. Il s’est percé lui-même de son épée, parce que le poisson n’était pas arrivé à temps pour le dîner du roi.

Le capitaine Truck parut plus étonné que jamais. Se tournant brusquement vers le maître d’hôtel, il secoua la tête, et s’écria :

— Entendez-vous cela, Monsieur ? Combien de fois seriez-vous mort, si une épée vous avait traversé le corps toutes les fois que vous avez oublié le poisson ou que vous y avez songé trop tard ? Pour cette fois du moins, n’oubliez ni les souvenirs ni les langues !

— Mais le temps, capitaine, le temps ! s’écria M. Sharp.

— Le temps, mon cher Monsieur ? le temps, mes chères dames ? — c’est un fort bon temps, à l’exception du vent et des vagues, dont nous avons en ce moment plus que nous n’en aurions besoin. Il faut que le bâtiment fuie vent arrière ; et comme il va comme un cheval de course, nous pourrons bien voir les Canaries avant la fin de notre voyage. Quant au danger, il n’y en a aucun à bord du Montauk, tant que nous pourrons nous tenir en pleine mer ; et dans cette intention, je vais passer dans ma chambre, et calculer exactement où nous sommes.

Après qu’il eut ainsi parlé, les passagers se retirèrent pour la nuit ; et le capitaine se mit sérieusement à l’ouvrage. Le résultat de ses calculs lui prouva qu’il passerait à l’ouest de Madère. C’était tout ce qu’il désirait quant à présent, se promettant toujours de remonter au vent à la première occasion favorable.