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En ce moment donc le Montauk était mouillé sur une ancre, à non moins d’une lieue de la terre, pendant un calme plat, ses trois huniers déferlés, ses basses voiles sur les cargues, et il faisait tous ces préparatifs si inexplicables pour ceux qui ne connaissent pas la navigation, mais qui sont pour les marins des signes aussi intelligibles que les mots. Le capitaine n’avait pas autre chose à faire que de recevoir sur son bord ses passagers, et de renouveler sa provision de viande fraîche et de légumes, choses auxquelles on est tellement habitué à terre qu’on n’y songe qu’à l’instant où l’on en a besoin, mais qui prennent une grande importance pendant une traversée d’un mois. Ève avait employé très-utilement ses trois jours de noviciat, et était restée en tranquille possession des chambres spacieuses, pour ne pas dire somptueuses, où elle n’avait vu que son père, son cousin, et une autre personne dont il sera bientôt parlé. Il est vrai qu’elle avait une femme de chambre qui avait été près d’elle depuis son enfance ; mais Nanny Sidley, jadis sa bonne, semblait si bien faire partie d’elle-même, que sa présence lui était aussi nécessaire que l’air qu’elle respirait. Un mot dit en passant sur cette fidèle suivante ne sera pas de trop dans la courte explication préliminaire que nous donnons.

Nanny Sidley était une de ces excellentes créatures que les voyageurs européens ont coutume de dire ne pas exister en Amérique, et qui, quoiqu’elles soient certainement moins nombreuses qu’on ne le voudrait, n’ont, dans leur genre, personne au monde qui les surpasse. Elle était née servante, avait vécu servante, et ne désirait que de mourir servante, dans une seule et même famille. Nous n’entrerons pas dans l’examen philosophique des raisons qui l’avaient portée à croire qu’elle était précisément dans la situation qui pouvait la rendre plus heureuse qu’aucune autre qu’elle aurait pu occuper dans le monde ; mais elle le sentait, comme John Effingham avait coutume de le dire, « depuis le sommet de la tête jusqu’à la plante des pieds. » Elle avait passé son enfance et sa jeunesse, pari passu, avec la mère d’Ève, étant fille d’un jardinier qui était mort au service de sa famille ; et elle avait le cœur assez bien placé pour sentir que les relations mélangées de la société civilisée, quand on sait les comprendre et les apprécier, sont plus propres à assurer le bonheur que ces luttes vulgaires et ces jalousies, qui, dans la mêlée d’une population composée en grande partie d’émigrés sans établissement, nuisent si fort aux agréments et aux principes de la vie américaine. Lors de la mort de la mère d’Ève, elle avait transporté toute son affection sur sa fille, et vingt ans de soins assidus lui avaient inspiré