Page:Cooper - Œuvres complètes, éd Gosselin, tome 14, 1839.djvu/20

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

eut, car qui a jamais vécu sans en avoir ? — elle les tenait cachés, avec la fidélité d’une femme, dans le dépôt sacré de son cœur. Si une imagination rebelle lui traçait quelquefois une esquisse imparfaite de bonheur dans le mariage, qui ne ressemblât point aux traits de la réalité qu’elle avait sous les yeux, ce tableau ne lui inspirait aucun autre commentaire qu’un soupir, et il restait enfermé dans un cabinet dont elle seule avait la clef, et qu’elle ouvrait rarement.

Mon digne et infatigable père paraît ne pas s’être douté de ce chagrin comprimé, et, comme j’ai lieu de le craindre, quelquefois vivement senti. Il continuait à suivre ses occupations ordinaires avec une ardeur qui ne lui permettait pas de songer à autre chose, et la dernière idée qui se serait présentée à son esprit était qu’il n’avait pas scrupuleusement rempli tous ses devoirs à l’égard de sa pupille. S’il eût agi autrement qu’il ne l’avait fait, personne n’en aurait souffert plus que lui, et par conséquent personne n’aurait eu plus de droit de se plaindre. Or, comme mon père ne pensa jamais à porter une telle accusation contre lui-même, il n’est nullement étonnant qu’il soit resté jusqu’à sa mort dans une ignorance complète des sentiments secrets de sa femme.

J’ai déjà dit que les opinions de mon père subirent quelques changements importants de l’âge de dix à quarante ans. Après qu’il eut atteint sa vingt-deuxième année, — en d’autres termes, après qu’il eut commencé à gagner de l’argent pour lui-même, aussi bien que pour son maître, il cessa de crier : « Wilkes et la liberté ! » On ne l’entendit pas dire un mot des obligations de la société envers les êtres faibles et infortunés, pendant les cinq ans qui suivirent sa majorité. Dès qu’il eut cinquante livres sterling en sa possession, il ne parla plus que légèrement et en termes généraux des devoirs du chrétien, et quant aux folies humaines, un homme qu’elles faisaient vivre eût été coupable d’une noire ingratitude s’il les avait censurées. Cependant, vers cette époque, ses remarques sur les taxes étaient singulièrement caustiques et bien appliquées. Il parlait de la dette publique comme d’un fléau, et faisait de sombres prédictions sur la dissolution de la société, par suite du fardeau qui s’accumulait tous les jours sur les épaules déjà trop chargées du commerçant.

Le moment de son mariage, qui le mit en possession de toute la fortune de son ancien maître, peut être regardé comme la se-