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et faits pour jeter entre quatre murailles ceux qui sont nés dans la bassesse et l’obscurité. Où as-tu passé tes jours, folle Gessina, pour ne pas avoir senti cette vérité, même dans l’air que tu respires ? Cela est clair comme le jour frappe nos yeux, et palpable, — oui, palpable, — comme les murs de cette prison.

La jeune fille timide s’écarta de lui, et elle pensa même un instant à s’enfuir, car jamais, pendant leurs nombreuses entrevues, elle ne l’avait vu sourire avec tant d’amertume et montrer dans ses regards un tel égarement.

— Je pourrais presque m’imaginer, Carlo, que ton père avait raison en te donnant ce nom, lui dit-elle en jetant un regard de reproche sur ses traits encore agités.

— C’est l’affaire des pères de nommer leurs enfants. — Mais c’en est assez, il faut que je te quitte, ma bonne Gessina, et je te quitte avec un poids bien lourd sur mon cœur.

Étrangère à la méfiance, Gelsomina oublia ses alarmes. Elle ne savait pour quelle raison, quoique le prétendu Carlo ne la quittât jamais sans qu’elle fût triste, elle se sentait plus affligée que de coutume quand il lui annonça son départ.

— Tu as tes affaires, lui dit-elle, et tu ne dois pas les oublier. As-tu eu du bonheur avec ta gondole depuis peu, Carlo ?

— L’or et moi nous ne nous connaissons guère. La république laisse sur mes épaules toute la charge des besoins d’un vénérable prisonnier.

— Tu sais que ce que je possède est peu de chose, Carlo, dit Gelsomina d’une voix à peine intelligible ; mais ce peu de chose est à toi. Mon père n’est pas riche, comme tu peux le savoir ; sans quoi il ne vivrait pas des souffrances des autres, en tenant les clefs de cette prison.

— Il a un meilleur emploi que ceux qui lui imposent ce devoir. Si l’on me donnait le choix, Gessina, de porter le bonnet à cornes, de festoyer dans les salons, de dormir dans leurs palais, d’être le clinquant le plus bruyant dans un spectacle comme celui d’hier, de comploter dans leurs conseils secrets, et d’être le juge sans pitié chargé de condamner mes semblables à tant de misère, ou d’être simplement le porte-clefs et le gardien des verrous d’une prison, j’accepterais sur-le-champ ce dernier emploi, non seulement comme le plus innocent, mais comme étant de beaucoup le plus honorable.