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— Les hommes entrevoient souvent leur destin par la bonté de leurs saints patrons.

— Voudrais-tu dire, Carlo, que ton père soupçonne le sénat de vouloir employer le monstre qu’il a nommé ?

— Pourquoi pas ? — Le sénat a employé des gens pires que lui ; et si ce qu’on dit est vrai, il ne lui est pas inconnu.

— Cela se peut-il ? — Tu as de la rancune contre le sénat parce qu’il a fait une injustice à ta famille ; mais tu ne peux croire qu’il ait jamais employé le stylet d’un assassin salarié.

— Je n’ai dit que ce qu’on répète chaque jour tout bas sur les canaux.

— Je voudrais que ton père n’eût pas prononcé ce nom terrible, Carlo !

— Tu as trop de raison pour t’inquiéter d’un nom, Gelsomina.

— Mais que penses-tu de mon père ?

— Cette visite n’a pas été comme les autres que tu lui as faites avec moi. Je n’en saurais dire la raison, mais il m’a toujours paru que tu conservais toi-même l’espérance que tu cherchais à donner au prisonnier ; au lien qu’aujourd’hui tu sembles trouver un plaisir effrayant dans le désespoir.

— Tes craintes te trompent, répondit le Bravo d’une voix étouffée ; tes craintes te trompent, et nous n’en dirons pas davantage. — Les sénateurs ont dessein de nous rendre enfin justice. — Ce sont des hommes honorables, d’une haute naissance, et portant des noms illustres. Ce serait une folie de se méfier des patriciens. Ne sais-tu pas que ceux qui sont d’un sang noble sont au-dessus des faiblesses et des tentations qui nous assiègent, nous autres dont l’origine est basse et obscure ? Leur naissance les élève au-dessus des faiblesses des mortels ; et ne devant de compte à personne, ils ne peuvent manquer d’être justes. Cela est raisonnable, et qui pourrait en douter ?

En finissant ces mots, le Bravo sourit avec amertume.

— Tu te joues de moi, Carlo ; personne n’est au-dessus du danger de faire le mal, excepté ceux que les saints et la bonne vierge Marie favorisent.

— Voilà ce que c’est que de vivre au sein d’une prison et de faire des prières matin et soir. — Non, non, fille simple ; il y a sur la terre des hommes qui, de génération en génération, naissent sages, honnêtes, vertueux, braves, incorruptibles, propres à tout,