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êtes riches, puissants et honorés, et, quoique vous soyez sur un chemin de tentations en rapport avec vos noms illustres et votre fortune, vous ne connaissez pas les épreuves du pauvre. Que sont les tentations de saint Antoine lui-même, en comparaison de celles auxquelles on est exposé sur les galères ? Et maintenant, Signori, au risque de vous déplaire, je vous dirai que lorsqu’un vieillard n’a pas d’autre enfant sur la terre ou d’autres parents assez proches pour lui fournir des aliments, Venise devrait se rappeler qu’un pêcheur des lagunes a un cœur aussi bien que le doge sur son trône. Tout ce que je viens de dire, illustres sénateurs, m’a été dicté par le chagrin et non par la colère ; car si l’on me rendait mon enfant, je mourrais en paix avec mes supérieurs et mes égaux.

— Tu peux te retirer, dit un des Trois.

— Pas encore, Signore ; j’ai encore quelque chose à dire sur les pêcheurs des lagunes, qui murmurent hautement contre cet enlèvement des enfants pour le service des galères.

— Nous écouterons leurs opinions.

— Nobles Signori, si je devais répéter tout ce qu’ils ont dit mot à mot, je pourrais effaroucher vos oreilles. L’homme est homme ; la Vierge et les saints écoutent les Ave et les prières de celui qui porte une jaquette de serge et un bonnet de pêcheur. Mais je connais trop bien mon devoir envers le sénat pour parler aussi crûment. Signori, ils disent, pardonnez-moi la hardiesse de leur langage, que Saint-Marc devrait avoir des oreilles pour les plus pauvres de ses sujets comme pour les riches et les nobles ; que pas un cheveu ne devrait tomber de la tête d’un pêcheur sans qu’il fût compté comme s’il sortait de dessous le bonnet à cornes ; et que lorsque Dieu n’a pas donné de marque de son déplaisir, l’homme devrait s’abstenir de montrer le sien.

— Osent-ils raisonner ainsi ?

— Je ne sais pas si cela s’appelle raisonner, illustre Signore ; mais c’est ce qu’ils disent, et c’est l’exacte vérité. Nous sommes de pauvres ouvriers des lagunes ; nous nous levons avec le jour pour jeter nos filets, et nous revenons à la nuit trouver des lits durs et un maigre repas. Mais nous pourrions être contents de notre sort, si le sénat nous comptait au rang des chrétiens et des hommes. Dieu na pas donné à tous les mêmes chances dans la vie, je le sais ; car il arrive souvent que je retire mes filets vides,