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Il y a, en effet, grand mouvement et grande circulation dans les rues marchandes et aux abords de l’avenue de la Marine. La population est extrêmement mêlée. En quelques instants on peut observer toutes les nuances de la coloration humaine, depuis le blanc pâle et chlorotique de certains enfants d’Israël à la chevelure rousse, jusqu’au noir de cirage des nègres du Soudan. Les mendiants pullulent, ainsi que les portefaix et autres pauvres diables dont la nudité est à peine couverte par des haillons sordides ou par une grosse toile d’emballage. Contrastant vivement avec ces misères circulent les élégants à la mode du jour, c’est-à-dire chaussés trop court, et superbement drapés dans leurs vêtements blancs ou multicolores en fine étoffe lustrée. Ainsi que la plupart des étrangers, ils tiennent à la main l’éventail mauresque, lequel ressemble à une girouette. D’énormes Juives, aux genoux cagneux, se débattent avec leur marmaille. De loin en loin une femme arabe traverse timidement la foule, empaquetée dans une sorte de linceul blanc tout d’une venue, et gracieuse comme un sac ambulant. Le petit voile noir transversal qui couvre le visage ne laisse apercevoir que les yeux. À distance on prendrait ces dames pour des négresses ; de près, ce voile ne cache rien de bien séduisant, la plupart ayant depuis longtemps dépassé l’âge de la maturité. Ajouter, pour compléter le tableau, les employés et les soldats du Bey, dans leur sombre, et disgracieux uniforme européen, les officiers et les troupiers français, les ordonnances à cheval, les Juifs et les Maltais au costume hybride, mi-arabe, mi-européen, enfin les Français et les Françaises, les Italiens et les Italiennes, habillés comme tout le monde. Le contraste est grand entre nos vêtements étriqués et la tenue orientale, si ample et si élégante. Quelque misérables qu’ils puissent être, tous ces hommes, largement drapés à la manière antique, ont une allure infiniment plus fière et plus noble que nous autres malheureux civilisés. On souffre de voir nos femmes sanglées dans leurs corsets quand on voudrait s’alléger au possible, et l’on comprend que beaucoup d’étrangers adoptent le costume indigène.

Après déjeuner je vais rejoindre S. au Cercle des officiers, où il m’avait donné rendez-vous. C’est un établissement fort bien tenu, installé au rez-de-chaussée et sous les arcades du café français, dans la grande avenue, et presque en face de l’hôtel. Ces messieurs s’entretiennent encore des chaleurs excessives des semaines précédentes. Pendant près de deux mois le thermomètre a dépassé ou avoisiné 40 degrés ; il s’est élevé une fois à 47 degrés sous les arcades mêmes où nous cherchons la fraîcheur. Il y eut beaucoup de morts par insolation, car de pareilles températures sont insolites sur le littoral, et ne surviennent que trois ou quatre fois par siècle, comme chez nous les grands hivers. C’est peut-être ici qu’elles ont atteint leur maximum ; on s’en plaignait moins à Alger, et à Oran on n’avait rien observé d’extraordinaire.

Mais l’ordonnance du major m’apporte une carte du consulat donnant