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arcades, dans les encoignures ou plus simplement au pied des murailles, sont étendus des groupes pressés de pauvres diables, ayant pour couche la terre nue et pour plafond le ciel étoilé.

— Les jours suivants, mêmes promenades dans l’intérieur de la ville, ordinairement en compagnie de Félix. Quel que fût le point de départ, nous finissions toujours par aboutir aux souks, qui étaient mon grand centre d’attention. Parfois il nous arrivait de traverser un tribunal en plein air. Je n’exagère point. Sous les arcades d’un grand édifice, trois fonctionnaires du Bey, revêtus de leur tunique plissée, et tout simplement assis sur des chaises, interrogent et admonestent les plaignants, qui se tiennent debout devant eux, souvent dérangés par les passants et les bourricots. Ce sont des conciliateurs plutôt que des juges, et si le délit a quelque gravité, ils renvoient les inculpés devant une autre juridiction. Point de gendarme ni d’avocat ; point de greffier non plus : les choses se passent en famille, comme au temps où le bon roi Louis rendait la justice sous un chêne.

Comme il n’y a aucun monument à Tunis, pas même les mosquées, et que l’accès de ces dernières est interdit aux étrangers, force était de nous rabattre sur les quartiers populeux, où je pouvais à loisir observer les types et les coutumes. Un des plus misérables est sans doute celui qui avoisine la Kasba, dans le haut de la cité. On y va en omnibus par le boulevard Bab-el-Djésira, qui commence à la porte monumentale, et contourne la ville au midi, sur l’emplacement des anciens remparts. Passablement large à son origine et plantée de beaux arbres, cette avenue se transforme bientôt en un chemin inégal et raboteux, assez fortement ascendant, qui aboutit à de petites places et à des terrains vagues où subsiste encore une partie de l’enceinte. Il n’y a plus ici que des masures basses et des échoppes en planches à moitié pourries, hantées par une population dont la misère et la saleté dépassent tout ce qu’on peut imaginer. Sur la terre nue ou sur des tapis en lambeaux sont étalés en vente les loques les plus hideuses, les rebuts les plus infimes, et, contre toute vraisemblance, cette marchandise trouve des amateurs. Cependant la misère est plus apparente que réelle. Habitués à se contenter de presque rien, ces hommes sont heureux à leur manière. Partout des visages gais, des éclats de rires, des conversations animées ; partout aussi des restaurants et des concerts à leur usage. Comme les gueux de Béranger ils s’aiment entre eux, et souvent on les voit se promener deux à deux, en se tenant fraternellement par la main. Le bruit du tambour nous attire près d’un groupe de personnages couchés en cercle autour d’un improvisateur accroupi sur ses talons à côté d’un vieillard aveugle. L’air inspiré, et comme halluciné, il regarde fixement le ciel de ses yeux gris hagards, et débite son boniment d’une voix enrouée, et presque sans reprendre son haleine. À chaque instant revient un court refrain ou une invocation sur un ton plus haut : alors l’aveugle se met de la partie, et