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JOURNAL DE MONACO

possèdent à peine le 7 ou le 8% de l’ensemble des biens et des intérêts économiques de la Principauté.

Si l’on croyait pouvoir trouver une solution en donnant à la population étrangère des droits justement équivalents à son importance numérique et aux intérêts qu’elle représente, on aboutirait à des difficultés insurmontables.

D’abord on livrerait absolument la population monégasque aux résidents étrangers, ce qui n’est pas moins inadmissible que de livrer aux Monégasques les résidents étrangers, élément essentiel de la vie économique du pays. Ensuite, on bouleverserait complètement l’état de choses accepté par la France en 1861, lorsqu’elle reconnut « l’indépendance et la souveraineté » du Prince de Monaco. La Principauté, si profondément incorporée dans la chair française, que le Gouvernement français a pu et voulu laisser sous l’entière responsabilité du Prince seul ; cette Principauté qui, tant au point de vue du droit public international qu’en réalité, était le Prince lui-même, deviendrait alors un pays gouverné en définitive non pas même par la population autochtone descendant de celle qui l’habitait au moment du traité de 1861, mais bien par une population étrangère où les Français, quelque nombreux qu’ils soient, se trouveraient cependant en sensible minorité.

Les conclusions suivantes apparaissent donc comme évidentes :

Impossibilité, même matérielle, d’établir dans un pays qui compte quelques centaines d’électeurs tous les organes et le fonctionnement du parlementarisme classique ;

Impossibilité morale de mettre le sort d’une majorité d’habitants considérable à la merci d’une minorité ;

Impossibilité de mettre la population autochtone à la merci de la population étrangère ;

Impossibilité, au point de vue international, de diminuer les garanties qu’offrait la Principauté en 1861 et en présence desquelles fut conclu le traité du 2 février.

Il est indispensable ici de rappeler quelques faits essentiels.

Au point de vue du droit public et des relations internationales, les éléments caractéristiques particuliers de la situation de la Principauté sont nettement déterminés, d’une façon constante, par tous les événements et les traités qui se sont succédé depuis la conquête de Monaco par François Grimaldi dans la nuit du 8 juin 1297.

À partir de ce moment, les « Seigneurs » de Monaco (dont le titre est remplacé dans les actes par celui de « Prince » pour la première fois en 1619), apparaissent comme investis à la fois de tous les droits de la propriété privée et de tous les droits régaliens, ne cessant à travers les vicissitudes les plus diverses, tantôt par les armes, tantôt par les traités et conventions, tantôt par acquisitions à prix d’argent, d’étendre leur domaine et de fortifier leur pouvoir.

C’est ainsi, par exemple, qu’on voit Rabella Grimaldi, le 9 juillet 1338, acheter pour le compte de Charles Grimaldi, à Nicolas Spinola, les maisons et biens ruraux sis à Monaco et aux environs, acquis des Guelfes par le roi Charles II d’Anjou et donnés par lui aux Spinola, en les déchargeant des redevances féodales ; faire, le 12 mai 1341, une nouvelle acquisition de biens non compris dans la première vente, appartenant également aux Spinola, parmi lesquels notamment des territoires importants situés à l’occident de la forteresse et comprenant le cap d’Ail ; acheter encore, le 19 avril 1346, par acte passé devant Bertrand Sylvestre, notaire à Nice, la Seigneurie de Menton, moyennant « 16000 florins d’or fin de Florence de bon et juste poids » (sexdecim millium florenorum auri fini de Florencia, boni et justi ponderis), payés aux frères Manuel Raffo Vento, coseigneurs de ce fief.

En 1355, nouvelle acquisition par le Prince de Monaco, devenant ainsi propriétaire de la Seigneurie de Roquebrune, reçue des mains de Guillaume-Pierre Lascaris, des comtes de Vintimille.

Les droits d’entière souveraineté des Grimaldi et de liberté absolue dans l’usage de cette propriété souveraine de Monaco comme étant leur plein patrimoine et biens de famille se manifestent de la façon la plus précise dans les actes intérieurs et dans les actes internationaux.

Au point de vue intérieur, l’entière indépendance et la pleine possession du patrimoine familial sont accusées notamment par la réglementation scrupuleuse du droit successoral que font les Grimaldi et sont marquées avec une force particulière dans les testaments de Jean Ier (5 avril 1454), de Catalan (4 janvier 1457), de Lambert (30 octobre 1487 et 14 mai 1493) et de Claudine Grimaldi (23 mai 1514). Ces actes assurent la transmission exclusive et intacte de la Seigneurie de Monaco par le système des substitutions à l’infini, en faveur de tous les descendants mâles. Une clause impérative oblige les héritiers issus d’une femme à renoncer à leurs noms et armes propres pour prendre ceux des Grimaldi.

Au point de vue extérieur, conjointement à ces dispositions testamentaires, les efforts politiques des Princes jusqu’au XVIIe siècle, où ils aboutissent définitivement, assurent l’indépendance et la souveraineté de leur seigneurie par rapport aux Puissances voisines. Cette situation est formellement consacrée par Charles, duc de Savoie, dès le 20 mars 1489, dans ses « lettres de sauvegarde », déclarant que les Seigneurs de Monaco « ne reconnaissent aucun suzerain » ; par Charles-Quint, dans le traité de Tordesillas (15 novembre 1524) ; par Louis XIII dans le traité de Péronne (14 septembre 1641), véritable traité de protectorat, reconnaissant les pleines « liberté et souveraineté » des Princes de Monaco, s’engageant à les maintenir, et confirmant, d’autre part, « tous les privilèges successivement accordés aux Seigneurs de Monaco ».

Il faut citer ces textes importants qui ont caractérisé d’une manière saisissante les droits des Princes et les obligations qui découlent pour eux de ces droits, dans leurs rapports avec les pays étrangers.

TRAITÉ DE PÉRONNE

ART. VIII. — Le Roy recevra en sa royale protection et sauvegarde perpétuelle, et des Roys ses successeurs, lesquels Sa Majesté obligera par le présent traité, ledit Prince de Monaco, le marquis son fils, toute sa maison et tous ses sujets et les places de Monaco, Mato et Roquebrune avec leurs territoires, juridictions et dépendances ; ensemble tous les héritiers et successeurs du dit prince, et les gardera et défendra toujours contre qui que ce soit qui les voudrait indûment offenser, maintiendra ledit Prince en la même liberté et souveraineté qu’il le trouvera, et en tous les privilèges et droits de mer et de terre, et en toute autre juridiction et appartenances, de quelque sorte que ce soit, et le fera de plus comprendre en tous les traités de paix ; et, en outre, ledit prince pourra faire arborer en toutes ses Places et Terres l’Étendard de France dans les occasions de quelque trouble des Ennemis.

ART. XII. — Sa Majesté confirmera au dit Prince tous les privilèges anciennement accordés aux Seigneurs de Monaco, ses prédécesseurs, par la couronne de France ; et, en conséquence, de ce, Sa dite Majesté tiendra la main à ce que le droit que ledit Prince prétend dans son port de Monaco soit payé, bien entendu, que ledit droit ait été accordé par la couronne de France, pour être exigé sur les Français, et qu’elle en ait souffert la perception pendant le temps que ledit Prince était bien avec elle.

Le Prince de Monaco exerçait ainsi le pouvoir politique et souverain intégral en même temps qu’il jouissait de la libre disposition la plus complète de ses biens et de ses droits de toute nature. Alors que le domaine royal partout en Europe, particulièrement en France, était astreint à des règles absolues, tant au point de vue de sa disposition que de son administration, le domaine seigneurial, immobilier et mobilier, réel et incorporel, des Princes de Monaco, n’était soumis à aucune restriction et restait entre leurs mains aussi libre que toute autre propriété particulière.

Depuis l’avènement de Robert Ier à la Couronne de France en 988, et en vertu de la longue série d’ordonnances royaux qui se suivirent, depuis l’ordonnance de Philippe V (le 21 décembre 1316), en passant par celle rendue à Moulins en février 1566, et jusqu’en 1789, le domaine de la Couronne fut toujours frappé d’inaliénabilité, sauf toutefois le domaine casuel. Mais il en fut toujours autrement du domaine des Princes de Monaco, qui usèrent de leurs biens et de leurs droits, en maintes circonstances, avec la même liberté que l’eussent fait de simples particuliers.

Cette situation, cette pleine jouissance de souveraineté régalienne et de liberté individuelle apparaît donc invariable, avec toutes ses conséquences, à quelque époque qu’on examine l’histoire de la Principauté, sous le protectorat de la République de Gênes comme sous le protectorat des ducs de Savoie, des empereurs d’Allemagne, des souverains espagnols, du roi de France, des rois de Sardaigne et de Piémont, et, lorsque des événements extérieurs la troublèrent, pendant quelque temps, elle fut toujours rétablie après ces crises passagères.

C’est ainsi que, après la mainmise de la Révolution française en 1792, le traité de Paris du 30 mai 1814 replaça la Principauté de Monaco dans la même situation qu’auparavant sous le protectorat de la France, et que le traité (le Vienne, le 20 novembre 1815, stipula, dans la section quatrième de l’article premier, le même principe ; mais sous le protectorat du roi de Sardaigne, — protectorat qui fit l’objet du traité de Stupiniggi, signé le 8 novembre 1817.

Ce dernier traité, notamment dans les articles 6, 10, 14, proclame à nouveau, comme l’avait fait le traité de Péronne en 1641, la « liberté et la souveraineté » entières du Prince de Monaco dans le gouvernement de « Son peuple » comme dans l’administration de « Ses biens », garantissant ces droits en les déclarant placés sous « la protection et sous la sauvegarde perpétuelles » du roi de Sardaigne.

Tel était l’état des choses lorsque, après la guerre de 1859, par le traité de Turin, du 24 mars 1860, la Sardaigne céda la Savoie et le comté de Nice à la France.

Un plébiscite devant sanctionner cette cession, le gouverneur italien de Nice appela au vote les communes de Roquebrune et de Menton en même temps que les communes du comté, et les électeurs se prononcèrent en faveur de l’annexion.

Aussitôt, par lettres des 10 et 11 avril 1860, le Prince de Monaco, Charles III, protesta auprès de l’empereur Napoléon III. Il soutint que lui seul possédait le droit de céder une partie intégrante de ses États, que le vote des habitants de Menton et de Roquebrune, quelque unanime qu’il eût paru, ne pouvait porter aucune atteinte à son droit exclusif.

En revendiquant ainsi son droit personnel, le Prince de Monaco ne faisait qu’invoquer le principe du droit public, intégralement conservé dans ses mains, attribuant à lui seul le pouvoir d’aliéner tout ou partie de la propriété et de la souveraineté d’une nature spéciale qu’il possédait pleinement, et en vertu de laquelle ce n’était ni le consentement d’une assemblée, ni celui de « tout le peuple » qui pouvait valoir, mais seulement le sien.

Le Gouvernement Français, quoique fondé lui-même sur le principe plébiscitaire, le reconnut.

Des négociations s’ouvrirent et le 2 février 1861, par traité régulier, le Prince de Monaco, Charles III, céda à la France Menton et Roquebrune, moyennant une indemnité personnelle de quatre millions, qui fut versée entre ses seules mains par le Gouvernement Français.

Celui-ci, en admettant le bien-fondé des réclamations du Prince, avait ainsi constaté qu’il se trouvait en présence d’un droit auquel il n’aurait pu porter atteinte que par un abus de la force.

Mais alors une question se présenta.

Le roi de Sardaigne en cédant le comté de Nice, en appelant lui-même, par son gouverneur de Nice, Menton et Roquebrune à voter, avait abondonné le protectorat de Monaco.

Le Prince, désormais réduit à son seul patrimoine de Monaco, se trouvait aussi étroitement enclavé qu’auparavant, mais en France.

Allait-il demander, comme son ancêtre à Louis XIII, le protectorat de la France ? Celle-ci allait-elle offrir elle-même son protectorat au Prince ?

Ni l’un ni l’autre ne crurent devoir suivre cette politique.

Le Prince savait que son indépendance et ses droits n’avaient plus rien à redouter, comme parfois jadis, de ses anciens voisins et seraient, toujours respectés par la France.

Le Gouvernement Français, comprenant assurément la nécessité pour ses propres intérêts de voir régner l’ordre public dans la Principauté, mais comprenant aussi quelles garanties particulières lui présentait, notamment à ce point de vue, la pleine autorité du Prince, jugea préférable pour la France de laisser ce dernier dans l’exercice intégral de ses pouvoirs et de ses droits héréditaires, consacrés par tant de traités.

C’est pourquoi, au Corps législatif, le rapporteur du projet de loi qui accordait le crédit stipulé dans le traité du 2 février 1861, après avoir exposé les faits, notamment le voie de Menton et de Roquebrune, s’exprimait ainsi :

Ce fait tout flatteur qu’il fût pour la France ne pouvait être accepté par elle comme régulièrement accompli. Il y manquait la sanction d’une des parties, et le Cabinet des Tuileries… devait et voulait respecter des droits établis par les traités.

L’Empereur a voulu que cet acte fût légal, régulier, incontestable

C’est une nation de 10 millions d’âmes, traitant d’égale