Page:Constant - De l'esprit de conquête, Ficker, 1914.djvu/59

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

perdus dans un isolement contre nature, étrangers au lieu de leur naissance, sans contact avec le passé, ne vivant que dans un présent rapide, et jetés comme des atomes sur une plaine immense et nivelée, se détachent d’une patrie qu’ils n’aperçoivent nulle part, et dont l’ensemble leur devient indifférent, parce que leur affection ne peut se reposer sur aucune de ses parties.

La variété, c’est de l’organisation ; l’uniformité, c’est du mécanisme. La variété, c’est la vie ; l’uniformité, c’est la mort[1].

La conquête a donc de nos jours un désavatange additionnel, et qu’elle n’avoit pas dans l’antiquité. Elle poursuit les vaincus dans l’intérieur de leur existence ; elle les mutile, pour les réduire à une proportion uniforme. Jadis les conquérans exigeoient que les députés des nations conquises parussent à genoux en leur présence ; aujourd’hui, c’est le moral de l’homme qu’on veut prosterner.

  1. Nous ne pouvons entrer dans la réfutation de tous les raisonnemens qu’on allègue en faveur de l’uniformité. Nous nous bornons à renvoyer le lecteur à deux autorités imposantes, M. DE MONTESQUIEU, Esprit des Lois, XXIX 18, et le marquis DE MIRABEAU, dans l'Ami des Hommes. Ce dernier prouve très bien que, même sur les objets sur lesquels on croit le plus utile d’établir l’uniformité, par exemple, sur les poids et mesures, l’avantage est beaucoup moins grand qu’on ne le pense, et accompagné de beaucoup plus d’inconvéniens.