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que ces conquérants barbares qui, commandant à des barbares, n’étaient point en opposition avec leur siècle. Il a choisi la barbarie, il l’a préférée. Entouré de lumières, il a voulu ramener la nuit. Il a voulu transformer en nomades avides et sanguinaires un peuple doux et policé ; et son crime est dans cette intention préméditée, dans cet effort opiniâtre, pour nous ravir l’héritage de toutes les générations éclairées qui nous ont précédés sur cette terre. Mais pourquoi lui avons-nous donné le droit de concevoir une telle pensée ?

Lorsque arrivé solitaire, dans le dénûment et l’obscurité, jusqu’à l’âge de vingt-quatre ans, il promenait autour de lui son regard avide, pourquoi lui montrions-nous un pays où toute idée religieuse était un objet d’ironie ? Lorsqu’il écoutait ce qui se professait dans nos cercles, pourquoi de graves penseurs disaient-ils que l’homme n’avait de mobile que son intérêt ? S’il a démêlé facilement que toutes les interprétations subtiles par lesquelles on veut éluder les résultats, après avoir proclamé le principe, étaient illusoires, c’est que son instinct était sûr et son coup d’œil rapide. Ne lui ayant jamais prêté les vertus qu’il n’avait pas, je ne suis pas obligé de lui refuser les facultés qu’il avait. S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il suffit à la tyrannie de l’effrayer ou de le séduire pour le dominer. S’il n’y a que de l’intérêt dans le cœur de l’homme, il n’est point vrai que la morale, c’est-à-dire l’élévation, la noblesse, la résistance à l’injustice, soient d’accord avec l’intérêt bien entendu. L’intérêt bien entendu n’est, dans ce cas, vu la certitude de la mort, autre chose que la jouissance, combinée, vu la possibilité d’une vie plus ou moins longue, avec la prudence qui donne aux jouissances une certaine durée. Enfin, lorsqu’au milieu de la France déchirée, fatiguée de souffrir et de se plaindre,