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voir transformé des faits particuliers en règles générales, et d’avoir pris le conquérant et l’usurpateur qui nous opprimait pour le type de tous les usurpateurs et de tous les conquérants. Mais une comparaison détaillée entre Buonaparte et tous ces fléaux de l’espèce humaine serait nécessaire, et cette comparaison, qui exigerait une foule de discussions historiques, ne peut être placée à la fin de cet ouvrage.

L’on ne m’accusera pas de vouloir excuser celui que je n’ai jamais voulu reconnaître. Mais quand on n’attribue ses entreprises, ses crimes et sa chute qu’à une perversité ou à une démence particulière à lui seul, je crois qu’on se trompe. Il me semble au contraire avoir été puissamment modifié, d’un côté par sa position d’usurpateur, et de l’autre par l’esprit de son siècle. Il était même dans sa nature d’être plus modifié par ces deux causes que tout autre ne l’aurait été. Ce qui le caractérisait, c’était l’absence de tout sens moral, c’est-à-dire de toute sympathie, de toute émotion humaine. Il était le calcul personnifié ; si ce calcul a produit des résultats désastreusement bizarres, c’est qu’il se composait de deux termes opposés l’un à l’autre et inconciliables, de l’usurpation qui lui rendait le despotisme nécessaire, et d’un degré de civilisation qui rend le despotisme impossible. De là des contradictions, des incohérences, un mouvement double et convulsif, que l’on prend à tort pour des bizarreries individuelles.

Sans doute, un caractère tel que Philopémen, Washington, Kosciusko, n’aurait ni suivi la même marche, ni commis les mêmes forfaits. C’est que Philopémen, Washington, Kosciusko, n’auraient pas été des usurpateurs. Mais aussi ce sont des caractères très-rares : ce sont là les exceptions.

Assurément, Buonaparte est mille fois plus coupable