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comme la force des choses remet tôt ou tard le pouvoir entre leurs mains, elles ramènent facilement l’opinion, qui est plutôt égarée que corrompue. Mais lorsque ces classes elles-mêmes, désavouant leurs principes anciens, déposent leur pudeur accoutumée, et s’autorisent d’exécrables exemples, quel espoir reste-t-il ? Où trouver un germe d’honneur, un élément de vertu ? Tout n’est que fange, sang et poussière.

Destinée cruelle à toutes les époques pour les amis de l’humanité ! Méconnus, soupçonnés, entourés d’hommes incapables de croire au courage, à la conviction désintéressée, tourmentés tour à tour par le sentiment de l’indignation, quand les oppresseurs sont les plus forts, et par celui de la pitié, quand ces oppresseurs sont devenus victimes, ils ont toujours erré sur la terre, en butte à tous les partis, et seuls, au milieu des générations, tantôt furieuses, tantôt dépravées.

En eux repose toutefois l’espoir de la race humaine. Nous leur devons cette grande correspondance des siècles qui dépose en lettres ineffaçables contre tous les sophismes que renouvellent tous les tyrans. Par elle, Socrate a survécu aux persécutions d’une populace aveugle, et Cicéron n’est pas mort tout entier sous les proscriptions de l’infâme Octave. Que leurs successeurs ne se découragent pas ! Qu’ils élèvent de nouveau leur voix ! Ils n’ont rien à se faire pardonner. Ils n’ont besoin ni d’expiation ni de désaveux. Ils possèdent intact le trésor d’une réputation pure. Qu’ils osent exprimer l’amour des idées généreuses ! Elles ne réfléchissent pas sur eux un jour accusateur. Ce ne sont point des temps sans compensation que ceux où le despotisme, dédaignant une hypocrisie qu’il croit inutile, arbore ses propres couleurs, et déploie avec insolence des étendards dès longtemps connus. Combien il vaut mieux souffrir