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son gouvernement à devenir agresseur. Des nations, absorbées dans leurs jouissances, seraient lentes à résister : elles abandonneraient une portion de leurs droits pour conserver le reste ; elles espéreraient sauver leur repos en transigeant de leur liberté. Par une combinaison fort étrange, plus l’esprit général serait pacifique, plus l’État, qui se mettrait en lutte avec cet esprit, trouverait d’abord des succès faciles.

Mais quelles seraient les conséquences de ces succès, même pour la nation conquérante ? N’ayant aucun accroissement de bonheur réel à en attendre, en ressentirait-elle au moins quelque satisfaction d’amour-propre ? Réclamerait-elle sa part de gloire ?

Bien loin de là. Telle est à présent la répugnance pour les conquêtes, que chacun éprouverait l’impérieux besoin de s’en disculper. Il y aurait une protestation universelle, qui n’en serait pas moins énergique pour être muette. Le gouvernement verrait la masse de ses sujets se tenir à l’écart, morne spectatrice. On n’entendrait dans tout l’empire qu’un long monologue du pouvoir. Tout au plus ce monologue serait-il dialogué de temps en temps, parce que des interlocuteurs serviles répéteraient au maître les discours qu’il aurait dictés. Mais les gouvernés cesseraient de prêter l’oreille à de fastidieuses harangues, qu’il ne leur serait jamais permis d’interrompre. Ils détourneraient leurs regards d’un vain étalage dont ils ne supporteraient que les frais et les périls, et dont l’intention serait contraire à leur vœu.

L’on s’étonne de ce que les entreprises les plus merveilleuses ne produisent de nos jours aucune sensation. C’est que le bon sens des peuples les avertit que ce n’est point pour eux que l’on fait ces choses. Comme les chefs y trouvent seuls du plaisir, on les charge seuls de la récompense. L’intérêt aux victoires se concentre dans l’au-