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ne constitue pas un droit, et si vous la reconnaissez comme légitime, elle l’est également, quelques mains qui s’en saisissent, et chacun voudra la conquérir à son tour. Si vous supposez le pouvoir du petit nombre sanctionné par l’assentiment de tous, ce pouvoir devient alors la volonté générale[1].

Ce principe s’applique à toutes les institutions. La théocratie, la royauté, l’aristocratie, lorsqu’elles dominent les esprits, sont la volonté générale. Lorsqu’elles ne les dominent pas, elles ne sont autre chose que la force. En un mot, il n’existe au monde que deux pouvoirs, l’un illégitime, c’est la force ; l’autre légitime, c’est la volonté générale. Mais en même temps que l’on reconnaît les droits de cette volonté, c’est-à-dire la souveraineté du peuple, il est nécessaire, il est urgent d’en bien concevoir la nature et d’en bien déterminer l’étendue. Sans une définition exacte et précise, le triomphe de la théorie pourrait devenir une calamité dans l’application. La reconnaissance abstraite de la souveraineté du peuple n’augmente en rien la somme de liberté des individus ; et si l’on attribue à cette souveraineté une

  1. Il est curieux de comparer ce que dit ici Benjamin Constant avec l’opinion de M. de Bonald, le grand théoricien du droit divin. « L’homme, dit M. de Bonald, créé à l’image de son créateur, ne relève que de lui, et ne doit obéir à l’homme que pour obéir à Dieu ; mais si nul homme n’a pouvoir sur son semblable, deux hommes, dix hommes, mille hommes, un peuple entier n’en ont pas davantage, car le peuple est un être de raison, et quand je cherche le peuple je ne vois que des individus, isolés les uns des autres, sans lien ni cohésion entre eux. En rapprochant des individus pour exercer quelque acte de souveraineté populaire, vous ne rapprochez que des hommes sans pouvoir aucun sur leurs semblables. Vous ne réunissez que des nullités, des néants de pouvoir, et toutes ces nullités, quelque soit leur nombre, ne sont pas plus une réalité de pouvoir que des millions de zéros mis au bout les uns des autres ne font un chiffre positif. » De Bonald, Œuvres complètes, Paris, 1839. In-8, t. II, p. 216, 217.
    (Note de l’éditeur.)